En l’espèce, une décision rendue par une cour administrative d’appel le 17 janvier 2025 offre un éclairage sur la délimitation du domaine public maritime en Polynésie française. Un litige est né de la contestation par une propriétaire foncière de l’acte administratif fixant la limite du domaine public maritime au droit de sa parcelle. La propriétaire soutenait que la fraction de terrain litigieuse, située entre un enrochement et le rivage, ne constituait pas une dépendance du domaine public maritime.
La procédure a débuté par une demande de modification de la délimitation adressée à l’administration, laquelle est restée sans réponse, donnant naissance à une décision implicite de rejet. La propriétaire a alors saisi le tribunal administratif de la Polynésie française, qui, par un jugement du 23 mai 2023, a rejeté sa demande. La requérante a interjeté appel de ce jugement, contestant la légalité de la délimitation initiale ainsi qu’un nouvel acte de délimitation pris en cours d’instance. Elle faisait valoir que l’administration n’apportait pas la preuve que la parcelle avait été recouverte par les plus hautes mers en l’absence de perturbations exceptionnelles. L’administration, en défense, a maintenu que la zone relevait bien du domaine public maritime et a sollicité, à titre liminaire, le renvoi d’une question préjudicielle au juge judiciaire quant aux limites de la propriété.
Le problème de droit soulevé par cet arrêt concernait les modalités d’administration de la preuve de l’incorporation d’un terrain privé au domaine public maritime en application du critère physique de l’avancée des plus hautes mers. Il s’agissait de déterminer si un faisceau d’indices factuels pouvait suffire à établir que la limite du rivage avait progressé, justifiant ainsi une nouvelle délimitation, et quelle était l’étendue de l’office du juge administratif face à une contestation portant sur la propriété du bien.
La cour administrative d’appel a rejeté la requête, confirmant le jugement de première instance. Elle a considéré que l’administration rapportait la preuve qui lui incombait en se fondant sur un ensemble d’éléments concordants, tels que l’aspect du sable, la nature de la végétation et l’emplacement d’un enrochement de protection. La cour a ainsi jugé que ces indices démontraient que la parcelle était bien recouverte par la mer, même en dehors de tout phénomène météorologique exceptionnel, et devait donc être regardée comme incorporée au domaine public maritime. Par ailleurs, elle a écarté la demande de renvoi préjudiciel, estimant que le litige ne soulevait pas de difficulté sérieuse en matière de droit de propriété justifiant l’intervention du juge judiciaire.
La solution retenue par la cour s’inscrit dans une application classique des règles de délimitation du domaine public maritime (I), tout en illustrant la prééminence de l’appréciation factuelle du juge dans le contentieux de la domanialité publique (II).
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I. La confirmation des critères de délimitation du domaine public maritime
L’arrêt rappelle avec fermeté les principes régissant l’incorporation d’un terrain au domaine public maritime en vertu de phénomènes naturels. Il réaffirme d’abord la primauté du critère physique de l’avancée des flots (A) avant d’en déduire logiquement l’extension du domaine public sur les terrains nouvellement atteints par la mer (B).
A. Le rappel du principe de l’avancée des plus hautes mers
La cour fonde son raisonnement sur les dispositions de la délibération polynésienne du 12 février 2004, qui définissent la limite du domaine public maritime. Elle cite l’article 4 de ce texte, selon lequel « la délimitation du domaine public maritime des rivages de la mer est déterminée par la laisse de haute mer qui constitue la limite entre le domaine public et les propriétés privées. La laisse de haute mer s’étend jusqu’à la ligne du rivage où les plus hautes mers peuvent s’étendre en l’absence de perturbations météorologiques exceptionnelles ». Ce faisant, la juridiction ancre sa décision dans une jurisprudence constante, tant locale que nationale, qui privilégie un critère purement physique et objectif.
Ce critère ignore les titres de propriété privés et ne tient compte que de l’action de la mer. La limite du domaine public n’est pas figée ; elle est, par nature, évolutive et suit les mouvements du rivage. L’enjeu pour le juge n’est donc pas d’interpréter des actes juridiques de propriété, mais de constater une situation de fait à un instant donné. L’arrêt souligne ainsi que la seule question pertinente est de savoir si, en l’absence de circonstances climatiques extraordinaires, la mer atteint la parcelle revendiquée. C’est cette application rigoureuse du critère physique qui conduit logiquement à l’incorporation de la parcelle au domaine public.
B. L’incorporation de la parcelle privée par l’effet de la variation du rivage
La conséquence directe de l’application du critère physique est que toute avancée de la mer entraîne une extension correspondante du domaine public. L’arrêt est très clair sur ce point : « la limite antérieurement fixée se trouve modifiée lorsque la mer vient à recouvrir des zones précédemment soustraites à son action, même si les terrains concernés ont fait l’objet de titres de propriété privée ». Cette règle, parfois perçue comme sévère pour les propriétaires riverains, est une manifestation de la primauté de la domanialité publique sur la propriété privée lorsque les éléments naturels modifient la configuration des lieux.
En l’espèce, la cour constate que la fraction de terrain litigieuse, bien que potentiellement incluse dans un titre de propriété, a été effectivement recouverte par la mer. Elle en conclut qu’elle « doit être regardée comme incorporée au domaine public maritime ». La décision illustre ainsi le mécanisme d’incorporation naturelle, qui s’opère de plein droit, sans qu’un acte formel de classement soit nécessaire. Le rôle de l’administration, et par suite celui du juge, est de constater cette incorporation et d’en tirer les conséquences sur le plan de la délimitation.
Au-delà de la réaffirmation de ces principes, l’intérêt de la décision réside principalement dans la manière dont la preuve de cette avancée des flots est administrée et appréciée par le juge.
II. La centralité de la preuve et de l’office du juge administratif
L’arrêt met en lumière le rôle crucial de la charge de la preuve dans le contentieux de la délimitation domaniale (A) et l’étendue du pouvoir d’appréciation du juge administratif pour trancher de telles questions (B).
A. La charge de la preuve incombant à l’administration
Conformément à une jurisprudence bien établie, la cour rappelle qu’il « appartient à l’administration, si elle entend se prévaloir d’une telle modification, d’apporter la preuve de la nouvelle limite qu’elle revendique ». Cette règle est protectrice des droits des propriétaires privés. Puisque la reconnaissance d’une nouvelle limite emporte une dépossession de fait, il est logique que la puissance publique supporte le fardeau de prouver le bien-fondé de ses prétentions.
Dans cette affaire, l’administration a versé au dossier des éléments photographiques pour étayer sa position. La requérante a tenté de les contester, notamment en arguant de l’absence de date ou de la survenance de phénomènes météorologiques particuliers. Cependant, la cour a estimé que les preuves fournies par la Polynésie française étaient suffisantes, notant par exemple pour l’arrêté le plus récent que la collectivité « établit qu’elles ont été prises le 25 janvier 2024 » et que les bulletins météorologiques ne montraient pas de « conditions météorologiques exceptionnelles ». La décision souligne l’importance pour l’administration de constituer un dossier solide pour justifier ses actes de délimitation.
B. L’appréciation souveraine des éléments de preuve par le juge
L’apport principal de l’arrêt réside dans l’illustration de la méthode du faisceau d’indices utilisée par le juge pour forger sa conviction. Pour conclure que la parcelle était bien couverte par la mer, la cour ne se fonde pas sur une preuve unique et irréfutable, mais sur un ensemble d’éléments concordants. Elle relève ainsi que le sable présent sur la parcelle ne diffère pas de celui du rivage, que « la présence sur ce terrain d’une végétation peu dense et variable selon les années ne s’oppose pas à ce qu’il soit tenu pour établi » que le terrain est couvert par la mer, et surtout, que « le choix de l’emplacement de l’enrochement réalisé sur cette parcelle » témoigne d’une volonté de se protéger d’un risque de submersion.
Cet dernier indice est particulièrement notable, car le juge déduit de l’existence même d’un ouvrage de protection la réalité du risque contre lequel il a été érigé. Cette approche pragmatique confère au juge un large pouvoir d’appréciation. En outre, en rejetant la demande de question préjudicielle, la cour réaffirme la plénitude de compétence du juge administratif pour statuer sur les limites du domaine public, sauf en cas de « difficulté sérieuse » sur un titre de propriété. En l’espèce, le litige portant sur une question de fait — l’avancée de la mer — et non sur l’interprétation d’un titre, la cour s’estime parfaitement apte à trancher seule le litige.