Cour de justice de l’Union européenne, le 3 juin 2010, n°C-484/08

Par un arrêt du 3 juin 2010, la Cour de justice de l’Union européenne se prononce sur l’étendue du contrôle juridictionnel des clauses abusives dans les contrats de consommation. La décision trouve son origine dans un litige de droit espagnol concernant une clause d’arrondi à la hausse du taux d’intérêt, stipulée dans des contrats de prêt immobilier à taux variable. Une association de consommateurs a engagé une action en cessation contre un établissement financier afin de faire déclarer cette clause abusive et d’en interdire l’utilisation future. Les juridictions espagnoles de première instance, puis d’appel, ont fait droit à cette demande. Le Juzgado de Primera Instancia de Madrid, par un jugement du 11 septembre 2001, a jugé la clause nulle. L’Audiencia Provincial de Madrid a confirmé cette décision par un arrêt du 10 octobre 2002. L’établissement financier a alors formé un pourvoi en cassation devant le Tribunal Supremo.

Devant la haute juridiction espagnole, le débat s’est cristallisé sur l’articulation entre le droit national et la directive 93/13/CEE du 5 avril 1993. Le Tribunal Supremo a considéré que la clause litigieuse pouvait relever de l’objet principal du contrat. Or, l’article 4, paragraphe 2, de la directive dispose que l’appréciation du caractère abusif ne porte pas sur les clauses définissant l’objet principal du contrat ou l’adéquation du prix, pour autant qu’elles soient claires et compréhensibles. Cependant, le législateur espagnol n’avait pas transposé cette exception en droit interne, soumettant ainsi l’intégralité des clauses non négociées au contrôle du juge. Se posait dès lors la question de savoir si un État membre peut, en vertu de la faculté que lui ouvre l’article 8 de la directive d’adopter des dispositions plus strictes, étendre le contrôle du caractère abusif à des clauses que le droit de l’Union semble en exempter. La Cour de justice, saisie d’une question préjudicielle, répond par l’affirmative, jugeant que la directive ne s’oppose pas à une réglementation nationale qui autorise un contrôle juridictionnel du caractère abusif des clauses portant sur l’objet principal du contrat, même si elles sont rédigées de façon claire.

La solution retenue par la Cour de justice consacre une marge de manœuvre significative pour les États membres dans l’organisation de la protection des consommateurs. Elle précise la portée de l’harmonisation minimale opérée par la directive, en validant la possibilité pour un droit national d’instituer un contrôle étendu des clauses contractuelles (I), ce qui a pour effet de renforcer substantiellement la protection juridictionnelle du consommateur (II).

I. La consécration d’un contrôle étendu des clauses essentielles

La Cour de justice fonde sa décision sur une interprétation combinée des articles 4, paragraphe 2, et 8 de la directive. Elle estime que l’exclusion de l’appréciation du caractère abusif pour les clauses essentielles n’est pas absolue et relève du champ de l’harmonisation minimale, ce qui justifie la faculté pour les États membres d’offrir une protection supérieure. Cette approche repose sur une qualification précise du domaine couvert par la directive (A) et sur une lecture extensive de la clause de protection plus élevée (B).

A. La qualification de l’exception comme modalité de contrôle et non comme exclusion du champ d’application

La Cour prend soin de déterminer la nature juridique de la disposition de l’article 4, paragraphe 2. Elle juge que cette disposition « ne saurait être considérée comme fixant le champ d’application matériel de la directive ». Les clauses qui y sont visées, portant sur l’objet principal ou le prix, relèvent bien du domaine régi par le texte. Simplement, elles « échappent seulement à l’appréciation de leur caractère abusif » sous la condition d’être rédigées de façon claire et compréhensible. Le raisonnement de la Cour établit donc que l’exclusion n’est pas une exemption de principe du champ de la directive, mais une simple limitation des modalités du contrôle de fond.

En d’autres termes, l’article 4, paragraphe 2, ne crée pas une catégorie de clauses qui serait par nature étrangère au droit des clauses abusives. Il aménage l’intensité du contrôle pour les clauses qui constituent le cœur de la négociation contractuelle, à condition que leur formulation garantisse la transparence pour le consommateur. Cette analyse est fondamentale, car en maintenant ces clauses dans le périmètre de la directive, la Cour les rend éligibles à l’application d’autres dispositions du même texte, notamment l’article 8.

B. La confirmation du pouvoir des États membres d’offrir une protection accrue

Une fois établi que les clauses essentielles relèvent du « domaine régi par la directive », l’article 8 peut trouver à s’appliquer. Ce dernier autorise les États membres à « adopter ou maintenir […] des dispositions plus strictes, compatibles avec le traité, pour assurer un niveau de protection plus élevé au consommateur ». La Cour constate que le caractère minimal de l’harmonisation, affirmé par le douzième considérant de la directive, permet aux ordres juridiques nationaux d’aller au-delà du plancher de protection défini par le législateur de l’Union.

Le choix du Royaume d’Espagne de ne pas transposer l’exception de l’article 4, paragraphe 2, est ainsi analysé comme l’exercice légitime de cette faculté. En soumettant toutes les clauses non négociées à un contrôle potentiel du caractère abusif, y compris celles relatives à l’objet principal, le droit espagnol assure un niveau de protection plus élevé. La Cour écarte l’argument selon lequel l’article 4, paragraphe 2, serait une disposition impérative, en distinguant la présente affaire de l’arrêt *Commission/Pays-Bas*, où le manquement résidait dans une transposition incomplète et non dans une volonté d’accroître la protection.

II. La portée d’une solution renforçant la protection juridictionnelle du consommateur

En validant la démarche du législateur espagnol, la Cour de justice ne se contente pas de régler une question technique de transposition. Elle confère une portée significative à sa décision, qui se manifeste par un renforcement du rôle du juge national dans la protection du consommateur (A) et par la légitimation d’une technique de protection par omission législative (B).

A. Le renforcement du pouvoir d’appréciation du juge national

La décision permet aux juridictions nationales, dans les États membres ayant fait un choix similaire à celui de l’Espagne, d’exercer un contrôle de fond sur l’équilibre même du contrat. Le juge n’est plus cantonné à vérifier la seule transparence formelle des clauses essentielles. Il peut désormais apprécier si une clause relative au prix ou à la prestation principale crée, en dépit de l’exigence de bonne foi, un déséquilibre significatif au détriment du consommateur. Cette extension du contrôle est considérable.

Elle transforme la protection du consommateur, qui passe d’une protection par l’information à une protection par le contrôle de l’équilibre substantiel de l’accord. Le juge se voit confier la mission de sanctionner non seulement les clauses accessoires inéquitables, mais aussi les clauses qui organisent l’économie même du contrat si elles s’avèrent abusives. En l’espèce, une clause d’arrondi systématique à la hausse, même si elle concerne la détermination du prix, peut ainsi être examinée au fond, ce qui constitue une garantie puissante contre les pratiques créant un avantage injustifié pour le professionnel.

B. La validation de l’omission de transposition comme instrument de protection

Au-delà de son apport sur le fond du droit de la consommation, l’arrêt éclaire la dynamique de l’harmonisation en droit de l’Union. Il confirme qu’en matière d’harmonisation minimale, le silence d’un législateur national peut avoir une portée juridique positive. L’absence de transposition d’une disposition européenne non impérative, et en l’occurrence d’une exception, devient une technique législative à part entière pour maintenir ou établir un standard de protection nationale plus élevé.

Cette solution consacre la souveraineté des États membres dans les domaines où l’Union n’a entendu fixer qu’un socle commun. Elle offre une voie claire aux législateurs nationaux qui souhaiteraient préserver un niveau de protection traditionnelle plus élevé ou réagir à de nouvelles pratiques contractuelles en étendant le contrôle judiciaire. La Cour juge que cette faculté n’est pas incompatible avec les objectifs du marché intérieur, tant qu’elle vise une meilleure protection du consommateur. Ainsi, la décision ne se limite pas à interpréter la directive 93/13, mais offre une illustration de la flexibilité permise par l’harmonisation minimale.

Source : Cour de cassation – Base Open Data « Judilibre » & « Légifrance ».

Laisser un commentaire

En savoir plus sur Avocats en droit immobilier et droit des affaires - Kohen Avocats

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Poursuivre la lecture