Par un arrêt en date du 21 février 2008, la Cour de justice des Communautés européennes s’est prononcée sur la compatibilité de la législation d’un État membre en matière de marchés publics avec plusieurs directives communautaires et les principes fondamentaux du traité. La Commission européenne avait engagé un recours en manquement à l’encontre de cet État, lui reprochant d’avoir, par diverses dispositions de sa loi-cadre sur les travaux publics, méconnu les obligations découlant des directives sur la passation des marchés publics de travaux, de services et de fournitures, ainsi que les principes de liberté d’établissement et de libre prestation de services. La procédure précontentieuse n’ayant pas abouti à la mise en conformité du droit national dans le délai imparti, la Commission a saisi la Cour afin de faire constater les manquements.
La Cour était principalement interrogée sur la méthode de qualification des marchés mixtes, sur l’étendue des obligations de publicité et de mise en concurrence pour les marchés dont la valeur est inférieure aux seuils fixés par les directives, et sur la légalité de certaines procédures d’attribution directe de services liés aux travaux. Il s’agissait de déterminer si un critère purement économique pouvait suffire à qualifier un marché mixte, et si le droit national devait explicitement prévoir l’application des principes du traité aux marchés de faible montant. La Cour de justice a constaté plusieurs manquements, tout en rejetant une partie des griefs de la Commission. Elle a jugé que la qualification d’un marché mixte doit reposer sur son objet principal et non sur la seule valeur de ses composantes. Elle a également condamné les dispositions nationales qui permettaient de soustraire des marchés aux règles de concurrence par un calcul erroné de leur valeur ou par des attributions directes non prévues par les textes. La Cour a cependant estimé que les États membres n’étaient pas tenus de rappeler expressément dans leur droit de transposition les obligations de transparence et d’égalité de traitement découlant du traité pour les marchés hors du champ d’application des directives.
La décision clarifie ainsi les critères d’assujettissement des marchés publics aux règles communautaires (I), avant de procéder à une application rigoureuse de ces règles tout en précisant la portée des principes fondamentaux du traité pour les contrats de moindre importance (II).
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I. La clarification des critères d’assujettissement des marchés publics aux règles communautaires
La Cour s’attache d’abord à définir précisément les conditions d’application du droit communautaire de la commande publique, en consacrant le critère de l’objet principal pour la qualification des marchés mixtes (A) et en rappelant les règles impératives de calcul de la valeur des marchés pour l’application des seuils (B).
A. La consécration du critère de l’objet principal pour la qualification des marchés mixtes
La législation nationale en cause soumettait à la réglementation sur les travaux publics les marchés mixtes dans lesquels la valeur des travaux excédait cinquante pour cent du prix total, indépendamment de la nature principale de la prestation. La Cour censure cette approche purement arithmétique en affirmant que « c’est l’objet principal du contrat qui détermine quelle directive communautaire relative à des marchés publics trouve en principe à s’appliquer ». Le juge européen précise que cette détermination doit se fonder sur un examen des « obligations essentielles qui prévalent et qui, comme telles, caractérisent ce marché, par opposition à celles qui ne revêtent qu’un caractère accessoire ou complémentaire ». Le montant respectif des prestations ne constitue à cet égard qu’un simple indice parmi d’autres.
Cette solution prévient les risques de contournement des directives. En effet, l’application d’un critère exclusivement économique pourrait conduire à qualifier de marché de travaux un contrat portant essentiellement sur des services ou des fournitures, au seul motif que les travaux, bien qu’accessoires, en représentent la part la plus coûteuse. Une telle qualification aurait pour conséquence de soustraire le contrat aux règles et aux seuils, parfois plus stricts, prévus par les directives applicables aux services ou aux fournitures. En privilégiant une analyse fonctionnelle et téléologique, la Cour assure l’effet utile des différentes directives et garantit que le régime juridique appliqué correspond à la nature véritable du besoin du pouvoir adjudicateur. Cette jurisprudence apporte une sécurité juridique aux opérateurs économiques et aux entités adjudicatrices.
B. Le rappel de l’obligation d’agrégation pour le calcul de la valeur des ouvrages
Le second éclaircissement porte sur les marchés d’équipement public réalisés par des titulaires de permis de construire. La loi nationale n’imposait une procédure de mise en concurrence conforme à la directive que si la valeur de chaque lot, pris individuellement, dépassait le seuil communautaire. La Cour rejette fermement cette méthode de calcul, qui constitue une méconnaissance manifeste des règles visant à empêcher le fractionnement artificiel des marchés. Elle rappelle que, « lorsqu’un ouvrage est réparti en plusieurs lots faisant chacun l’objet d’un marché, la valeur de chaque lot doit être prise en compte pour l’évaluation du montant » total, et que c’est cette valeur globale qui détermine l’application de la directive à l’ensemble des lots.
En imposant la prise en compte de la valeur totale de l’opération, la Cour neutralise les pratiques de « saucissonnage » qui visent à soustraire des marchés importants à la publicité et à la concurrence européennes. Cette position est d’autant plus importante dans le contexte des opérations d’urbanisme, où un projet cohérent peut être techniquement divisé en plusieurs ouvrages distincts. La Cour considère que si ces ouvrages relèvent d’une même opération économique et fonctionnelle, leur valeur doit être agrégée. Le raisonnement confirme que la notion d’« ouvrage » doit être entendue de manière large et pragmatique, afin de garantir que tous les marchés d’une certaine envergure économique soient ouverts à la concurrence transfrontalière, conformément à l’objectif fondamental des directives.
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II. L’application différenciée des règles de concurrence selon la nature du marché
Après avoir posé les principes de qualification et d’évaluation des marchés, la Cour examine leur application concrète, en sanctionnant sans équivoque les attributions directes de services relevant du champ des directives (A), tout en adoptant une position plus nuancée sur l’application des principes du traité aux marchés de faible valeur (B).
A. La sanction de l’attribution directe pour les services connexes aux marchés de travaux
La législation de l’État membre autorisait les pouvoirs adjudicateurs à confier directement certaines prestations de services intellectuels, comme la direction de l’exécution des travaux au concepteur du projet, ou les opérations d’essai à des techniciens inscrits sur des listes, sans procédure de mise en concurrence. La Cour constate que ces pratiques violent les directives sur les marchés de services. Elle souligne que les activités de direction et de vérification des travaux relèvent de la catégorie des services d’architecture et d’ingénierie visée par les directives, et que les exceptions à l’obligation de mise en concurrence « sont celles qui y sont limitativement et expressément mentionnées ».
L’arrêt illustre une application stricte des textes, refusant toute dérogation non prévue par le législateur communautaire, même si elle pouvait sembler justifiée par des motifs de bonne administration ou de confiance. Le fait que le concepteur du projet soit familier avec celui-ci ne justifie pas de lui attribuer directement le marché de direction des travaux si sa valeur atteint les seuils communautaires. De même, l’inscription sur une liste de professionnels qualifiés ne saurait remplacer une procédure de mise en concurrence transparente. La Cour réaffirme ainsi avec force le principe d’égalité de traitement entre les opérateurs économiques et l’impératif de transparence, qui constituent le fondement même du droit des marchés publics et ne sauraient céder devant des considérations d’opportunité.
B. La portée limitée des principes du Traité pour les marchés hors du champ des directives
Le point le plus subtil de l’arrêt concerne les marchés dont la valeur est inférieure aux seuils des directives. La Commission soutenait que le droit national était défaillant car il n’assurait pas explicitement le respect des principes de non-discrimination et de transparence, issus des articles 43 et 49 du traité CE, pour ces marchés. La Cour rejette ce grief. Elle confirme certes que l’attribution d’un marché n’entrant pas dans le champ d’application des directives « reste soumise aux libertés fondamentales prévues par le traité » dès lors que ce marché présente un « intérêt transfrontalier certain ». Toutefois, elle juge que les États membres ne sont pas tenus de le rappeler dans leur législation de transposition.
La Cour estime que les principes fondamentaux du traité s’appliquent de plein droit et que leur effectivité n’est pas subordonnée à leur reprise formelle dans la législation nationale. En conséquence, « l’abstention, à cet égard, du législateur italien […] ne met pas pour autant en cause l’applicabilité auxdits marchés des articles 43 CE et 49 CE ». Cette solution établit une distinction claire entre la violation d’une directive, qui peut résulter de la simple non-conformité du texte national, et la violation des principes du traité, qui dépendra de l’application concrète de la norme à une situation d’espèce présentant un intérêt transfrontalier. Cette approche pragmatique évite de surcharger les législations nationales tout en préservant l’application des règles fondamentales du marché intérieur sous le contrôle du juge.