Cour d’appel administrative de Toulouse, le 24 juin 2025, n°23TL01988

Un arrêt rendu par une cour administrative d’appel le 24 juin 2025 offre un éclairage sur l’office du juge administratif dans le contentieux de l’exécution des marchés publics de travaux, plus spécifiquement quant à l’application et à la modulation des pénalités de retard. En l’espèce, un établissement public, maître d’ouvrage, avait confié un lot de travaux d’étanchéité à une société dans le cadre de la construction d’un bâtiment. Suite à des retards et à des malfaçons, le marché fut résilié aux torts exclusifs de l’entreprise titulaire. Lors de l’établissement du décompte général définitif, le maître d’ouvrage appliqua d’importantes pénalités de retard, ce qui conduisit à un solde négatif pour l’entreprise. Saisi par cette dernière, le tribunal administratif de première instance écarta l’application de ces pénalités et condamna le maître d’ouvrage au paiement d’une somme substantielle au titre du solde du marché. Le maître d’ouvrage interjeta appel de ce jugement, soutenant le bien-fondé des pénalités et demandant une forte réduction de sa condamnation. Par la voie de l’appel incident, l’entreprise titulaire sollicitait quant à elle une augmentation de la somme qui lui avait été allouée et, à titre subsidiaire, la modération des pénalités si la cour venait à les juger applicables. Se posait alors la question de savoir dans quelle mesure le juge du contrat peut contrôler l’application des pénalités de retard dans le cadre d’un marché résilié pour faute et, le cas échéant, en modérer le montant au regard de leur caractère prétendument excessif. La cour administrative d’appel réforme le jugement de première instance. Elle juge que les pénalités de retard étaient en principe applicables dès lors que le retard de l’entreprise était avéré au regard de son propre calendrier d’exécution, indépendamment de la date de résiliation du contrat. Cependant, usant de son pouvoir de modération, elle réduit d’office le montant de ces pénalités, qu’elle estime manifestement excessif, avant de fixer le solde définitif du marché.

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I. La confirmation rigoureuse du principe d’application des pénalités de retard

La cour examine en premier lieu le bien-fondé de l’application de pénalités au titulaire du marché, en se fondant sur une analyse stricte de ses obligations contractuelles. Elle affirme ainsi la possibilité d’appliquer des pénalités pour un retard constaté avant la résiliation (A), après avoir vérifié que ce retard était bien imputable au cocontractant de l’administration (B).

A. L’indifférence de la résiliation du contrat à l’appréciation du retard contractuel

Le juge d’appel écarte l’argument de l’entreprise selon lequel la résiliation de son marché avant l’échéance globale du chantier ferait obstacle à l’application de pénalités. Il énonce en effet que « la circonstance que son marché de travaux d’étanchéité ait été résilié à ses torts exclusifs le 9 mars 2020, dans le délai global d’exécution des travaux, n’a aucune incidence sur l’appréciation de son propre retard à la date de cette résiliation eu égard au délai d’exécution propre à son lot, et sur l’application de pénalités à ce titre ». Cette position réaffirme un principe essentiel du droit des contrats publics, à savoir l’autonomie des délais d’exécution propres à chaque lot. Le respect du calendrier détaillé d’exécution, qui fixe des échéances intermédiaires, constitue une obligation contractuelle à part entière dont la méconnaissance est sanctionnable, même si la date finale de réception de l’ensemble de l’ouvrage n’est pas encore atteinte. La résiliation, bien qu’elle mette fin aux relations contractuelles pour l’avenir, n’efface pas les manquements passés. Le fait générateur des pénalités demeure donc le simple constat objectif du non-respect par le titulaire du délai d’exécution qui lui était imparti.

B. La charge de la preuve du retard et de son imputation

La cour procède ensuite à une analyse factuelle détaillée pour s’assurer que le retard constaté était bien imputable à l’entreprise. Elle s’appuie sur les pièces du dossier, notamment les comptes-rendus de chantier et les mises en demeure, pour établir que les travaux n’avaient pas été achevés à la date contractuellement prévue. Le juge relève que l’entreprise, qui soutenait avoir terminé ses ouvrages à une date ultérieure, « ne conteste pas que le 16 août 2019 était bien la date d’achèvement de ses travaux, fixée par le calendrier d’exécution, et contractuellement prévue ». La décision met ainsi en évidence l’importance de la force probante des documents de suivi de chantier. De même, elle écarte les arguments de l’entreprise visant à s’exonérer de sa responsabilité en invoquant d’autres causes aux désordres, en se fondant sur les conclusions d’une expertise qui pointait un « défaut généralisé dans la mise en œuvre des deux couches d’étanchéité ». Cette démarche illustre le contrôle concret exercé par le juge, qui ne se contente pas de valider en théorie le principe des pénalités mais en vérifie minutieusement les conditions d’application et d’imputabilité.

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II. L’exercice souverain du pouvoir de modération des pénalités par le juge

Après avoir validé le principe des pénalités, la cour se penche sur leur montant, illustrant le pouvoir modérateur que lui reconnaît la jurisprudence. Elle rappelle d’abord le cadre juridique de cette intervention (A), avant de procéder à une réduction substantielle du montant des pénalités en dépit d’une argumentation limitée de la partie qui en faisait la demande (B).

A. Le rappel du fondement et des conditions de la modération judiciaire

La décision énonce clairement le principe selon lequel le juge administratif « peut modérer ou augmenter les pénalités de retard résultant du contrat (…) si ces pénalités atteignent un montant manifestement excessif ou dérisoire eu égard au montant du marché et compte tenu de l’ampleur du retard constaté dans l’exécution des prestations ». Ce pouvoir, inspiré du droit civil, permet au juge de corriger les effets d’une clause pénale qui s’avérerait disproportionnée, afin de préserver un certain équilibre contractuel. La cour prend cependant soin de préciser les conditions d’exercice de ce pouvoir. Il incombe en principe à la partie qui demande la modération de « fournir aux juges tous éléments, relatifs notamment aux pratiques observées pour des marchés comparables ou aux caractéristiques particulières du marché en litige, de nature à établir dans quelle mesure ces pénalités présentent selon lui un caractère manifestement excessif ». Le juge encadre ainsi sa propre compétence, en soulignant le rôle actif que doit jouer le requérant pour étayer sa demande et en affirmant que le faible préjudice subi par le maître d’ouvrage n’est pas un argument pertinent.

B. Une modération d’office en dépit de la carence probatoire du débiteur

Le principal apport de la décision réside dans la mise en œuvre de ce pouvoir modérateur. La cour constate que l’entreprise « n’apporte aucun élément relatif notamment aux pratiques observées pour des marchés comparables ou aux caractéristiques particulières du marché en litige de nature à l’établir ». En toute rigueur, une telle carence dans l’administration de la preuve aurait dû conduire au rejet de la demande de modération. Pourtant, le juge d’appel décide de passer outre. Il déclare que « toutefois, compte tenu du caractère manifestement excessif du montant de ces pénalités qui, s’élevant à 100 500 euros, représentent 31,29 % du montant global du marché, il y a lieu de ramener le montant des pénalités (…) à 20 % du montant global du marché ». Le juge se saisit donc d’office de la question, suppléant la défaillance de l’argumentation du requérant. Il se fonde sur le seul ratio entre le montant des pénalités et celui du marché pour objectiver le caractère « manifestement excessif ». Cet activisme judiciaire témoigne de la volonté du juge administratif de s’ériger en gardien de la proportionnalité et de l’équilibre économique du contrat, même face à un cocontractant défaillant dans sa défense. La décision confirme ainsi que le caractère manifestement excessif peut être si flagrant qu’il dispense le juge d’attendre une démonstration en bonne et due forme de la part du débiteur.

Source : Cour de cassation – Base Open Data « Judilibre » & « Légifrance ».

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