Cour d’appel administrative de Nantes, le 16 mai 2025, n°24NT00147

Par un arrêt en date du 16 mai 2025, la Cour administrative d’appel de Nantes s’est prononcée sur les conditions d’engagement de la responsabilité d’une collectivité publique en raison d’une décision illégale. En l’espèce, des particuliers s’étaient portés acquéreurs d’un bien immobilier mis en vente par l’État, mais une commune a exercé son droit de priorité, faisant ainsi obstacle à la transaction. Cette décision d’exercice du droit de priorité a par la suite été annulée par le tribunal administratif pour incompétence de son auteur. Les acquéreurs évincés, qui ont finalement pu acquérir le bien après plusieurs années, ont alors recherché la responsabilité de la commune afin d’obtenir réparation des préjudices nés de ce retard. Le tribunal administratif ayant rejeté leur demande indemnitaire, les requérants ont interjeté appel, soutenant que l’illégalité fautive de la décision devait nécessairement ouvrir droit à réparation. La question se posait donc de savoir si la faute constituée par l’incompétence de l’auteur d’un acte administratif suffit à engager la responsabilité de la puissance publique, alors même qu’il serait établi que l’autorité légalement compétente aurait pris une décision identique. La cour rejette la requête, considérant que le lien de causalité direct entre la faute et les préjudices allégués n’est pas établi dans une telle hypothèse. Elle confirme ainsi une solution classique de neutralisation des effets de l’incompétence en matière de responsabilité (I), tout en procédant à une application particulièrement rigoureuse de ce principe, qui interroge sur la protection des droits des administrés (II).

I. La neutralisation confirmée de l’incompétence comme source de responsabilité

La Cour administrative d’appel rappelle d’abord la nécessité d’un lien de causalité direct entre l’illégalité et le préjudice (A), avant de considérer que l’incompétence, bien que constitutive d’une faute, ne suffit pas à elle seule à établir ce lien (B).

A. Le rappel du caractère dirimant du lien de causalité

L’arrêt énonce avec une grande clarté le principe directeur de son raisonnement, qui consiste en une recherche de la causalité réelle du dommage. Pour le juge, lorsqu’un préjudice est imputé à une décision entachée d’incompétence, la responsabilité de l’administration n’est pas automatique. Il lui appartient en effet « de rechercher, en forgeant sa conviction au vu de l’ensemble des éléments produits par les parties, si la même décision aurait pu légalement intervenir et aurait été prise, dans les circonstances de l’espèce, par l’autorité compétente ». Cette démarche conduit à substituer à l’analyse de la décision illégale une analyse d’une décision hypothétique, mais légale.

La conséquence de cette substitution est déterminante : si le juge estime que l’autorité compétente aurait agi de la même manière, alors le dommage subi par le requérant n’est plus la conséquence de l’illégalité commise. Le vice d’incompétence est ainsi privé de toute portée sur le terrain indemnitaire. Le préjudice est alors considéré comme découlant non pas de l’irrégularité formelle de l’acte, mais de son contenu même, lequel aurait été identique si la procédure avait été respectée. Cette approche, bien établie en jurisprudence administrative, vise à ne réparer que les préjudices qui n’auraient pas existé si le droit avait été correctement appliqué.

B. Une illégalité fautive mais une responsabilité écartée

En l’espèce, la faute de l’administration était avérée, puisque la décision de priorité du maire avait été annulée par un jugement antérieur devenu définitif. L’incompétence de l’auteur de l’acte constituait une illégalité incontestable. Toutefois, la cour déplace l’analyse du terrain de la faute vers celui de la causalité. Elle ne s’arrête pas à la constatation de cette irrégularité formelle, mais en examine les conséquences effectives pour les requérants.

La cour identifie l’autorité qui aurait dû légalement agir, à savoir l’établissement public de coopération intercommunale, et non la commune. Le cœur du litige se déplace alors vers la question de savoir ce que cette entité aurait décidé si elle avait été saisie. En jugeant que « le préjudice allégué […] ne peut dès lors être regardé comme la conséquence directe du vice d’incompétence », la cour rend le vice de procédure inopérant. La situation des requérants est ainsi appréciée non pas au regard de la décision qui leur a été effectivement opposée, mais de celle qui aurait dû l’être, privant l’illégalité commise de tout effet engageant la responsabilité de la personne publique.

II. Une application rigoureuse au détriment de la situation de la victime

L’analyse menée par le juge pour déterminer l’action de l’autorité compétente révèle une reconstruction approfondie de la volonté administrative (A), qui aboutit à faire primer la légalité substantielle de l’opération sur la protection des administrés face à une illégalité avérée (B).

A. La reconstruction scrupuleuse d’une volonté administrative hypothétique

Pour conclure que l’établissement public de coopération intercommunale aurait pris la même décision, le juge examine et écarte un à un les arguments des requérants. Ces derniers soutenaient notamment que le droit de priorité était purgé ou que l’intercommunalité n’avait aucune intention d’acquérir le bien. La cour se livre à un examen très concret des pièces du dossier pour forger sa conviction. Elle retient par exemple qu’une éventuelle délégation de compétence n’aurait pas été un obstacle, car l’autorité compétente « ne l’aurait pas empêchée de reprendre elle-même légalement la décision du 30 mai 2016, le cas échéant en abrogeant sa décision » antérieure.

Cette démarche de reconstruction va très loin, puisqu’elle anticipe non seulement la décision principale, mais aussi les actes préparatoires qui l’auraient rendue possible. De même, la cour établit l’existence d’un projet d’intérêt général en se référant à divers documents d’urbanisme et à une délibération, concluant que l’intercommunalité « était parfaitement partie-prenante au projet d’acquérir le bien ». Cette analyse factuelle dense montre la volonté du juge de ne pas se contenter de suppositions, mais de fonder la décision hypothétique sur des éléments tangibles démontrant l’intention réelle de l’administration.

B. La primauté de la légalité substantielle sur le préjudice subi

Cette solution juridique, si elle est orthodoxe, n’est pas sans conséquence pour les administrés. En l’espèce, des particuliers ont subi un préjudice direct et certain du fait d’une décision administrative reconnue comme illégale. Ils ont été privés de la jouissance de leur bien pendant plusieurs années et ont engagé des frais importants. Or, la justice leur refuse toute indemnisation au motif que leur préjudice aurait été le même si une autre entité publique avait agi à la place de la première. La causalité juridique se trouve ainsi déconnectée de la causalité matérielle.

Une telle approche donne le sentiment que l’administration dispose d’une sorte de « droit à l’erreur » procédurale, dès lors que le fond de sa décision est justifié. Bien que visant à éviter une indemnisation pour un dommage qui était inéluctable, cette jurisprudence peut paraître sévère pour la victime qui se heurte à une décision illégale et subit un dommage bien réel. L’arrêt illustre ainsi une conception exigeante de la responsabilité administrative, où la protection du patrimoine des personnes publiques l’emporte sur la réparation des conséquences préjudiciables d’une procédure administrative menée de manière irrégulière.

Source : Cour de cassation – Base Open Data « Judilibre » & « Légifrance ».

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