Par un arrêt en date du 30 janvier 2025, la Cour administrative d’appel de Lyon s’est prononcée sur les conditions d’engagement de la responsabilité quasi délictuelle d’un maître d’œuvre à l’égard d’une entreprise titulaire d’un lot dans le cadre d’une même opération de travaux publics. En l’espèce, un office public de l’habitat avait confié la maîtrise d’œuvre de la réhabilitation de plusieurs immeubles à un groupement d’architectes. Les lots relatifs aux travaux d’isolation extérieure furent attribués à une entreprise sur la base d’un prix global et forfaitaire. Estimant que les métrés des surfaces à isoler, établis par la maîtrise d’œuvre dans le document de décomposition du prix, avaient été significativement sous-évalués, l’entreprise titulaire, après expertise, a recherché la condamnation solidaire du maître d’ouvrage et du maître d’œuvre à l’indemniser de ses préjudices. Par un jugement du 19 octobre 2023, le Tribunal administratif de Clermont-Ferrand a condamné le maître d’œuvre à indemniser l’entreprise, tout en retenant une part de responsabilité à la charge de cette dernière pour ne pas avoir vérifié les quantitatifs avant de soumettre son offre. Le maître d’œuvre a interjeté appel de ce jugement, soutenant notamment qu’aucune faute ne pouvait lui être reprochée du fait du caractère forfaitaire du marché et de l’obligation de vérification qui incombait au titulaire. La question de droit soumise à la cour était donc de savoir si la faute commise par un maître d’œuvre dans l’établissement des quantitatifs engage sa responsabilité quasi délictuelle envers l’entreprise titulaire, alors même que cette dernière, liée par un prix forfaitaire, a également commis une faute en omettant de vérifier lesdits quantitatifs. La cour administrative d’appel rejette la requête et confirme le partage de responsabilité, considérant que la faute du maître d’œuvre dans l’exécution de sa propre mission contractuelle est une cause directe du préjudice de l’entreprise, et que la négligence de cette dernière n’a qu’un effet d’atténuation de la responsabilité du premier.
Cette solution, confirmant un partage de responsabilité fondé sur l’appréciation des fautes respectives des intervenants, réaffirme un principe classique de responsabilité quasi délictuelle entre participants à une opération de construction (I). Elle permet en outre de clarifier la portée des obligations de chaque partie dans le cadre spécifique d’un marché à prix global et forfaitaire (II).
I. La confirmation d’un partage de responsabilité fondé sur les fautes respectives
La décision de la cour administrative d’appel s’inscrit dans une jurisprudence bien établie qui permet à un participant à une opération de travaux publics de rechercher la responsabilité d’un autre intervenant avec lequel il n’est pas lié contractuellement. Elle retient l’existence d’une faute quasi délictuelle imputable au maître d’œuvre (A), tout en confirmant que la négligence de l’entreprise titulaire constitue une faute de nature à limiter son droit à indemnisation (B).
A. La caractérisation de la faute quasi délictuelle du maître d’œuvre
L’arrêt rappelle avec force que l’action en responsabilité entre participants à une opération de construction repose sur le terrain quasi délictuel. Dans ce cadre, la faute du maître d’œuvre est établie par un manquement à ses propres obligations contractuelles vis-à-vis du maître d’ouvrage. La cour relève que le maître d’œuvre, en établissant des formulaires de décomposition du prix global et forfaitaire (DPGF) sur la base d’une méthode de calcul erronée, a « manqué à ses obligations contractuelles ». Cette erreur, consistant à omettre les surfaces des ouvertures contrairement aux prescriptions du cahier des clauses techniques particulières, a directement induit en erreur les candidats lors de la préparation de leur offre financière.
La cour écarte l’argument selon lequel le caractère non contractuel du DPGF pour l’entreprise titulaire ferait obstacle à l’engagement de la responsabilité du maître d’œuvre. Elle juge en effet que « le caractère global et forfaitaire du prix des marchés (…) n’est pas de nature à ôter le caractère fautif de ce manquement du maître d’œuvre, ni à faire obstacle à ce que [l’entreprise] s’en prévale ». Ainsi, la faute est appréciée de manière autonome, en raison de l’impact dommageable qu’elle a eu sur un tiers à son contrat, démontrant une application rigoureuse du principe de l’effet relatif des contrats et de son corollaire en matière de responsabilité.
B. Le maintien de la faute de l’entreprise comme cause d’atténuation de sa réparation
Si la faute du maître d’œuvre est clairement établie, la cour confirme que l’entreprise titulaire a également commis une négligence. Les stipulations du cahier des clauses administratives particulières (CCAP) étaient sans équivoque, prévoyant que « les entreprises sont tenues de vérifier la justesse du quantitatif avant la remise de leur offre ». En s’abstenant de procéder à cette vérification et en soumettant une offre fondée sur des données erronées, l’entreprise a concouru à son propre dommage.
Toutefois, la cour refuse de voir dans cette négligence une cause d’exonération totale pour le maître d’œuvre. Elle juge que la faute de l’entreprise « n’est pas de nature à l’exonérer totalement de sa propre responsabilité, mais est seulement de nature à la réduire ». En validant le partage opéré par les premiers juges, qui avaient fixé la part de responsabilité du maître d’œuvre à 70 %, la cour adopte une approche pragmatique de la causalité. La faute initiale et technique du maître d’œuvre est considérée comme la cause principale du préjudice, tandis que le manquement de l’entreprise à son obligation de prudence est traité comme une cause secondaire justifiant une limitation de son indemnisation.
II. La portée des obligations dans le cadre d’un marché forfaitaire
Au-delà de l’imputation des fautes, l’arrêt présente un intérêt majeur par la manière dont il articule les responsabilités au sein d’un marché à prix global et forfaitaire. Il précise que le caractère forfaitaire du prix est sans effet sur la responsabilité quasi délictuelle du maître d’œuvre (A), et il refuse de reporter la charge de la surveillance sur le maître d’ouvrage (B).
A. L’inefficacité du prix forfaitaire comme moyen d’exonération du maître d’œuvre
L’argument central de la défense du maître d’œuvre reposait sur le mécanisme du prix global et forfaitaire, qui impose en principe au titulaire d’assumer les risques liés à une mauvaise évaluation des quantités. La cour opère une distinction fondamentale : si ce principe régit les relations contractuelles entre le maître d’ouvrage et l’entreprise, il est inopérant dans le cadre de l’action quasi délictuelle de l’entreprise contre le maître d’œuvre. Le forfait interdit à l’entreprise de réclamer un supplément de prix au maître d’ouvrage pour des travaux prévus au contrat, mais il ne la prive pas de son droit à réparation pour un préjudice causé par la faute d’un tiers.
L’arrêt souligne que l’erreur du maître d’œuvre a eu pour conséquence « une sous-évaluation des travaux à accomplir et, par suite, des offres des candidats ». Le préjudice ne réside donc pas dans l’exécution de travaux supplémentaires non rémunérés, mais dans la conclusion d’un marché à un prix vicié dès l’origine par la faute d’un tiers. Cette analyse affine la compréhension du dommage réparable et confirme que le forfait, instrument de la relation contractuelle principale, ne saurait servir de bouclier pour immuniser un autre intervenant contre les conséquences de ses propres fautes.
B. Le rejet d’un report de responsabilité sur le maître d’ouvrage
Dans une tentative de diluer sa responsabilité, le maître d’œuvre soutenait également qu’une faute était imputable au maître d’ouvrage, qui aurait dû déceler l’erreur de métrage lors de l’analyse des offres. La cour rejette fermement cette argumentation en délimitant le périmètre des obligations du maître d’ouvrage. Elle précise que l’analyse des offres ne portait que sur les capacités techniques des candidats et « n’aurait dû permettre à ce dernier de déceler l’erreur qu’elle-même avait commise ». Le juge refuse ainsi d’imposer au maître d’ouvrage une obligation de contrôle général sur la qualité des prestations de sa maîtrise d’œuvre.
De même, l’argument tiré d’un enrichissement sans cause du maître d’ouvrage est écarté. La cour rappelle que l’enrichissement de ce dernier trouve sa source dans le contrat le liant à l’entreprise, tandis que l’appauvrissement du maître d’œuvre résulte de sa propre faute. En réaffirmant l’étanchéité des différents rapports juridiques, cet arrêt renforce la sécurité des constructions juridiques à plusieurs intervenants et responsabilise chaque acteur pour les fautes commises dans le strict cadre de sa mission.