Cour d’appel administrative de Douai, le 18 septembre 2025, n°24DA01422

Par un arrêt en date du 18 septembre 2025, une cour administrative d’appel s’est prononcée sur les modalités de computation des délais de réclamation dans le cadre de l’établissement du décompte d’un marché public de travaux. En l’espèce, un centre communal d’action sociale avait confié des travaux de menuiserie à une société. À l’issue du chantier, le maître d’ouvrage a notifié au titulaire du marché un décompte général qui appliquait d’importantes pénalités de retard, ce que l’entreprise contestait.

Saisie par la société, le tribunal administratif de Lille, par un jugement du 21 mai 2024, a déclaré ses conclusions irrecevables. Les premiers juges ont en effet estimé que le mémoire en réclamation de l’entreprise avait été présenté tardivement, plus de trente jours après la notification du décompte général. La société a interjeté appel de ce jugement, soutenant principalement que le délai de réclamation n’avait pu commencer à courir, faute pour le maître d’ouvrage de rapporter la preuve de la date de notification du décompte par un avis de réception postal. Le pouvoir adjudicateur opposait pour sa part que la date de réception était établie par l’aveu même de la société, qui l’avait mentionnée dans son propre mémoire en réclamation.

Il revenait donc à la cour de déterminer si l’aveu fait par le titulaire d’un marché de la date de réception du décompte général pouvait pallier l’absence de preuve formelle de cette notification par le maître d’ouvrage, et ainsi faire courir le délai de réclamation.

La cour administrative d’appel répond par l’affirmative et rejette la requête de la société. Elle juge que la date de réception mentionnée par l’entreprise elle-même dans son mémoire en réclamation « doit être regardée comme correspondant, de manière certaine, à celle de la réception, par cette entreprise, du décompte général du marché ». Par conséquent, le délai de réclamation avait bien commencé à courir à cette date, rendant le mémoire de la société tardif et ses conclusions devant le juge irrecevables, le décompte général étant devenu définitif.

La solution, qui confirme une application rigoureuse des règles de forclusion encadrant le règlement financier des marchés publics (I), repose sur la reconnaissance d’une force probatoire déterminante à l’aveu du créancier (II).

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I. La consolidation du décompte par l’effet de la forclusion

La décision commentée s’inscrit dans le cadre juridique strict régissant la clôture financière des marchés publics, où le décompte général acquiert un caractère intangible (A) en raison de l’application rigoureuse des délais de réclamation (B).

A. Le caractère intangible du décompte général et définitif

Le règlement des marchés publics de travaux est structuré par une procédure contradictoire précise, destinée à clore définitivement les comptes entre les parties. Le cahier des clauses administratives générales (CCAG) applicable organise un enchaînement d’actes : le projet de décompte final du titulaire, le décompte général notifié par le maître d’ouvrage, puis, en cas de désaccord, un mémoire en réclamation du titulaire. L’objectif de ce formalisme est d’assurer la sécurité juridique en fixant de manière irrévocable les droits et obligations financiers de chacun.

L’arrêt rappelle implicitement que le décompte général devient définitif et intangible pour les parties s’il n’est pas contesté dans les délais et formes prescrits. Une fois consolidé, il lie le titulaire comme le maître d’ouvrage, interdisant toute contestation ultérieure relative à l’exécution du marché. Cette règle, au cœur de la stabilité des relations contractuelles publiques, justifie que le juge examine avec une attention particulière la recevabilité de toute contestation, la considérant comme une condition préalable à l’examen du fond du litige.

B. L’application rigoureuse des délais de réclamation

Conformément à l’article 50.1.1 du CCAG Travaux, le titulaire dispose d’un délai de trente jours à compter de la notification du décompte général pour présenter son mémoire en réclamation. Ce délai est un délai de forclusion, dont l’expiration entraîne l’extinction du droit de contester le décompte. La cour applique cette règle sans la moindre souplesse. Ayant fixé la date de notification du décompte au 4 novembre 2019, elle constate que le mémoire de réclamation, adressé le 9 décembre suivant, est tardif.

Le raisonnement des juges est purement objectif : peu importe les raisons du retard ou l’ampleur du désaccord financier, le non-respect du délai suffit à rendre la contestation irrecevable. Comme l’énonce le considérant 17 de l’arrêt, le décompte général « est devenu définitif à l’égard de cette société, dont les conclusions (…) ont été rejetées à bon droit comme irrecevables ». Cette rigueur est la contrepartie nécessaire du caractère définitif du décompte. Si la solution n’est pas innovante, elle réaffirme avec force que les délais de procédure en matière de marchés publics ne sont pas de simples recommandations mais des impératifs dont la sanction est l’irrecevabilité.

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II. La force probatoire décisive de l’aveu du créancier

Au-delà de l’application classique des délais, l’intérêt principal de l’arrêt réside dans la manière dont la cour établit le point de départ du délai, en acceptant une substitution de la preuve de notification (A) qui consacre la portée de l’aveu extrajudiciaire (B).

A. La substitution à la charge de la preuve de la notification

En principe, il appartient à l’administration qui entend opposer un délai de forclusion de rapporter la preuve de sa notification et de sa date certaine, généralement par la production d’un accusé de réception postal. En l’espèce, le maître d’ouvrage était défaillant sur ce point. L’entreprise requérante s’est logiquement prévalue de cette carence pour soutenir que le délai de contestation n’avait jamais commencé à courir, ce qui aurait dû rendre sa réclamation recevable quel que soit son propre retard.

Or, la cour écarte cette argumentation en se fondant sur les propres écrits de la société. Elle juge que la mention, dans le mémoire en réclamation, de la date de réception du décompte vaut preuve certaine de cette date. Le considérant 14 est à cet égard explicite : « Cette dernière date, mentionnée par l’entreprise titulaire du marché elle-même dans son mémoire en réclamation, doit être regardée comme correspondant, de manière certaine, à celle de la réception (…) sans qu’ait d’incidence le fait que le maître d’ouvrage n’a pas pu attester, par un autre mode de preuve, de cette date. » La cour opère ainsi un renversement de la charge de la preuve, ou plus exactement, elle admet que la défaillance probatoire de l’émetteur de l’acte peut être couverte par un élément apporté par son destinataire.

B. La portée de l’aveu extrajudiciaire dans le contentieux contractuel

En conférant une telle valeur à la déclaration de la société, l’arrêt donne toute sa force à la théorie de l’aveu extrajudiciaire. Bien que le terme ne soit pas repris explicitement dans les motifs de la cour, contrairement aux conclusions du maître d’ouvrage qui l’invoquait, c’est bien de cela qu’il s’agit. L’aveu est une déclaration par laquelle une partie reconnaît pour vrai un fait de nature à produire contre elle des conséquences juridiques. En l’occurrence, en reconnaissant avoir reçu le décompte le 4 novembre 2019, la société a fourni elle-même la preuve qui a permis au juge de lui opposer la tardiveté de sa propre réclamation.

La portée de cette solution, bien que rendue dans une espèce particulière, est significative. Elle constitue un avertissement pour les rédacteurs d’actes de procédure. Elle rappelle qu’une affirmation, même faite dans le cadre d’une argumentation visant à défendre ses propres intérêts, peut se retourner contre son auteur si elle contient la reconnaissance d’un fait défavorable. La décision illustre ainsi parfaitement le principe selon lequel nul ne peut se contredire au détriment d’autrui, et consacre une forme de loyauté procédurale en empêchant une partie de tirer avantage de l’oubli d’un fait qu’elle a elle-même reconnu.

Source : Cour de cassation – Base Open Data « Judilibre » & « Légifrance ».

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