Arrêt de la Cour (sixième chambre) du 6 juillet 1988. – R. O. E. Scherrens contre M. G. Maenhout et autres. – Demande de décision préjudicielle: Gerechtshof Arnhem – Pays-Bas. – Convention de Bruxelles – Compétences exclusives. – Affaire 158/87.

Par un arrêt du 23 mars 1987, la Cour de justice des Communautés européennes a été saisie d’une question préjudicielle par le Gerechtshof d’Arnhem. Cette question portait sur l’interprétation de l’article 16, point 1, de la Convention de Bruxelles du 27 septembre 1968, relatif à la compétence exclusive en matière de baux d’immeubles. En l’espèce, un litige était né de l’incertitude quant à l’existence d’un bail à ferme verbal. Ce contrat aurait porté sur une exploitation agricole composée de bâtiments et de terrains situés en Belgique, ainsi que de plusieurs parcelles non contiguës situées aux Pays-Bas, à une distance de sept kilomètres.

Le preneur supposé avait saisi le juge de paix d’Eeklo en Belgique pour la partie belge des biens, et la chambre des baux à ferme du tribunal cantonal d’Oostburg aux Pays-Bas pour les parcelles néerlandaises. La juridiction néerlandaise de première instance rejeta la demande, faute de preuve suffisante de l’existence du bail. Le preneur interjeta appel de cette décision devant la chambre des baux à ferme du Gerechtshof d’Arnhem, soutenant l’existence d’un contrat de bail unique et indivisible pour l’ensemble de l’exploitation. Confrontée au risque de décisions contradictoires entre les juridictions belges et néerlandaises sur un même rapport contractuel, la cour d’appel néerlandaise a décidé de surseoir à statuer. Elle a alors demandé à la Cour de justice de clarifier la règle de compétence applicable lorsqu’un bail à ferme porte sur une propriété dont les éléments sont répartis sur le territoire de deux États contractants.

La question de droit posée à la Cour était donc de savoir comment interpréter l’article 16, point 1, de la Convention lorsqu’un contrat de bail unique porte sur un immeuble matériellement situé sur le territoire de deux États contractants. Faut-il reconnaître une compétence distributive aux juridictions de chaque État pour la partie du bien située sur leur territoire, ou une compétence unitaire pourrait-elle être attribuée à une seule juridiction ? En réponse, la Cour énonce que « dans un litige dont l’objet est de déterminer l’existence éventuelle d’un contrat de bail relatif à une propriété immobilière située dans deux États contractants, sont exclusivement compétents à l’égard des biens immobiliers situés sur le territoire de chaque État contractant les tribunaux de cet État ».

La solution consacre une application distributive du critère de compétence exclusive fondé sur le lieu de situation de l’immeuble (I), tout en esquissant les contours d’une possible exception à ce principe (II).

I. La consécration d’une application distributive du forum rei sitae

La Cour de justice fonde sa décision sur une interprétation stricte de la règle de compétence exclusive en matière de baux d’immeubles (A), qu’elle applique logiquement à la situation d’un bien transnational (B).

A. La raison d’être réaffirmée de la compétence exclusive

La Cour rappelle avec constance les fondements de la compétence exclusive prévue à l’article 16, point 1, de la Convention. Cette disposition a pour objet d’assurer une administration rationnelle de la justice. Elle attribue compétence à la juridiction qui, par sa proximité géographique avec l’immeuble, est la mieux à même d’apprécier les faits et d’appliquer les règles pertinentes. La Cour souligne en effet que la compétence des tribunaux de l’État de situation « a sa raison d’être dans le rattachement étroit des baux au régime juridique de la propriété immobilière et aux dispositions, de caractère généralement impératif, qui règlent son usage ».

Cette règle se justifie par le fait que les contrats de bail sont souvent encadrés par des législations nationales d’ordre public, telles que celles relatives au statut du fermage, au contrôle des loyers ou à la protection des preneurs. La juridiction du lieu de l’immeuble dispose d’une connaissance directe de ce contexte juridique et factuel complexe. Ce raisonnement, déjà affirmé dans une décision antérieure, démontre la volonté de la Cour de garantir que les litiges relatifs aux baux immobiliers soient traités par les juges les plus familiers avec l’environnement normatif et matériel de l’immeuble.

B. L’extension du principe au bail transnational

Appliquant cette logique au cas d’espèce, la Cour étend les mêmes considérations à un bail dont l’objet est une propriété répartie sur deux États. Si le fondement de la compétence exclusive est le lien étroit entre le litige et le territoire de l’État de situation, il s’ensuit que chaque partie de la propriété doit relever de la juridiction de l’État sur lequel elle se trouve. La Cour opte ainsi pour une solution distributive, fragmentant la compétence juridictionnelle à l’image de la fragmentation matérielle de l’immeuble.

La solution est donc claire : « sont, en principe, exclusivement compétents à l’égard des biens immobiliers situés sur le territoire de chaque État contractant les tribunaux de cet État ». Cette approche, bien que rigoureuse, assure une cohérence formelle avec la lettre et l’esprit de l’article 16, point 1. Elle garantit que les règles impératives belges s’appliqueront à la partie belge du bail et les règles néerlandaises à la partie néerlandaise, par les juges respectivement compétents. Le principe de souveraineté territoriale trouve ici sa pleine expression en matière de compétence judiciaire.

Toutefois, la Cour ne s’en tient pas à cette application stricte et envisage la possibilité de tempérer ce principe pour certaines situations particulières.

II. L’esquisse d’un tempérament au principe de compétence fractionnée

La Cour introduit la perspective d’une exception pour les biens formant une unité (A), dont l’absence en l’espèce confirme les difficultés pratiques de la solution de principe (B).

A. L’hypothèse d’une exception pour une propriété unitaire

La Cour nuance la portée de son affirmation de principe en réservant l’hypothèse de cas particuliers. Elle reconnaît qu’une exception à la règle de compétence distributive « pourrait en être ainsi, par exemple, lorsque les biens immobiliers situés dans un État contractant sont contigus avec les biens dans l’autre État et que la propriété est presque entièrement située dans l’un de ces États ». Dans une telle situation, il pourrait se révéler « approprié de regarder la propriété comme une unité et de la considérer comme étant entièrement située dans un de ces États ».

Cet *obiter dictum* suggère la possibilité de déterminer une compétence juridictionnelle unitaire au profit des tribunaux de l’État où se trouve la partie principale de l’immeuble, afin de préserver l’unité économique et contractuelle de l’opération. La Cour pose deux critères cumulatifs pour cette exception : la contiguïté physique des parcelles et une localisation quasi exclusive dans un seul État. Cependant, le caractère imprécis du critère de la localisation « presque entièrement » dans un État laisse une marge d’incertitude quant à son application future. En l’espèce, ces conditions n’étant pas réunies, la Cour écarte cette possibilité.

B. Les conséquences pratiques du maintien d’une compétence fragmentée

En l’absence de circonstances exceptionnelles, la solution retenue par la Cour entérine la fragmentation de la compétence. Cette décision a des conséquences pratiques significatives pour les justiciables. Elle institutionnalise le risque même que la juridiction de renvoi cherchait à écarter : celui de décisions contradictoires. Une juridiction pourrait reconnaître l’existence du bail tandis que l’autre la nierait, alors même que les parties envisageaient une relation contractuelle unique et indivisible.

Cette dissociation juridictionnelle peut heurter la réalité économique de l’exploitation, considérée comme un tout par les contractants. La sécurité juridique des opérations transfrontalières s’en trouve affectée, le sort du contrat étant potentiellement différent de part et d’autre de la frontière. En privilégiant une application stricte du critère territorial de compétence, la Cour fait prévaloir la souveraineté juridictionnelle des États sur la volonté des parties et l’unité du contrat. Cet arrêt illustre ainsi les limites de la Convention de Bruxelles face à des situations factuelles complexes que le texte n’avait pas expressément anticipées.

Source : Cour de cassation – Base Open Data « Judilibre » & « Légifrance ».

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