Un artiste peintre de nationalité allemande, établi dans une commune littorale française, a sollicité la possibilité de participer à une adjudication pour la location d’un local appartenant au domaine public communal. Ce local était destiné à l’exposition et à la vente d’œuvres artisanales. Sa demande fut rejetée par l’autorité municipale au motif qu’une clause du cahier des charges régissant l’adjudication réservait la participation aux seuls candidats de nationalité française. Saisi par l’artiste d’un recours en annulation contre cette décision, le tribunal administratif de Pau a sursis à statuer. La juridiction administrative a interrogé la Cour de justice des Communautés européennes, sur le fondement de l’article 177 du traité CEE, quant à la compatibilité d’une telle clause avec l’article 52 du même traité, relatif à la liberté d’établissement. Le tribunal national s’interrogeait sur le point de savoir si l’interdiction des discriminations fondées sur la nationalité s’appliquait à une mesure qui, sans réglementer directement l’accès à une profession, conditionne l’attribution de locaux professionnels appartenant à une collectivité publique. La question de droit posée à la Cour était donc de déterminer si la condition de nationalité exigée par une collectivité publique pour la location d’un local à usage professionnel relevant de son domaine public constitue une restriction à la liberté d’établissement prohibée par l’article 52 du traité CEE. Dans sa décision du 18 juin 1985, la Cour répond par l’affirmative, jugeant qu’une telle clause est contraire à la liberté d’établissement. Elle affirme que le champ d’application de l’article 52 s’étend non seulement à l’accès aux activités non salariées, mais également aux conditions de leur exercice.
Il convient d’analyser la portée extensive que la Cour confère à la liberté d’établissement (I), avant d’examiner les conséquences concrètes de cette interprétation sur les prérogatives des personnes publiques (II).
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I. La portée extensive du principe de liberté d’établissement
La Cour rappelle avec force le caractère fondamental de la liberté d’établissement, qu’elle interprète de manière large. Cette interprétation consacre l’assujettissement de toute autorité publique au principe de non-discrimination (A) et confirme que ce principe couvre l’ensemble des conditions d’exercice d’une activité professionnelle (B).
A. L’assujettissement de toute autorité publique au principe de non-discrimination
La décision commentée réaffirme sans ambiguïté que l’obligation de respecter le principe de traitement national, corollaire de la liberté d’établissement, s’impose à l’ensemble des entités publiques d’un État membre. La Cour précise que l’interdiction de toute discrimination fondée sur la nationalité vise les législations, réglementations ou pratiques nationales. Elle souligne que cette obligation concerne « toutes les autorités publiques compétentes, comme les corporations professionnelles légalement reconnues ». En visant expressément les pratiques des collectivités décentralisées, telles qu’une commune, la Cour prévient toute tentative d’échapper à l’application du droit communautaire en se prévalant de l’autonomie locale ou de la nature administrative de l’acte.
Cette solution garantit une application uniforme du traité sur l’ensemble du territoire de la Communauté, indépendamment de la structure institutionnelle propre à chaque État membre. La Cour étend ainsi l’effet direct de l’article 52 du traité à des mesures qui ne sont pas des lois nationales, mais des actes administratifs émanant d’autorités locales. L’interprétation large de la notion d’autorité publique soumise au traité renforce l’effectivité de la liberté d’établissement, en empêchant que des discriminations subsistent au niveau local.
B. L’inclusion des conditions d’exercice de l’activité professionnelle
Le principal apport de cet arrêt réside dans l’extension du champ d’application de la liberté d’établissement au-delà du seul accès à une activité non salariée. La Cour juge que le droit d’établissement « concerne non seulement l’accès aux activités non salariées, mais aussi leur exercice conçu au sens large ». En l’espèce, la location d’un local pour y exercer son art et vendre ses œuvres est une condition essentielle à l’activité de l’artiste. Le refus de lui permettre de soumissionner pour cette location constitue donc une entrave directe à l’exercice de sa profession.
Pour étayer son raisonnement, la Cour se réfère au programme général pour la suppression des restrictions à la liberté d’établissement de 1961. Ce programme énumère, à titre indicatif, les droits normalement afférents à une activité non salariée, parmi lesquels figurent le droit de passer des contrats de location ou de participer aux marchés de personnes morales de droit public. La Cour en déduit logiquement que « la location d’un local à usage professionnel est utile à l’exercice de l’activité professionnelle et rentre donc dans le champ d’application de l’article 52 du traité CEE ». Cette approche finaliste garantit que la liberté d’établissement ne soit pas vidée de sa substance par des restrictions indirectes.
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II. L’effectivité du principe face aux prérogatives des personnes publiques
En appliquant le principe de non-discrimination à la gestion du domaine public d’une commune, la Cour assure l’effectivité concrète de la liberté d’établissement. Cette solution conduit à la neutralisation des clauses discriminatoires contenues dans les actes administratifs (A) et confirme l’interprétation stricte des dérogations possibles à ce principe fondamental (B).
A. La neutralisation des clauses discriminatoires dans les actes administratifs
La conséquence directe de la décision est de rendre inapplicable la clause litigieuse du cahier des charges. La Cour ne se contente pas d’énoncer un principe abstrait, mais fournit à la juridiction nationale une solution claire et directement transposable au litige. En déclarant que l’article 52 « s’oppose à ce que, dans le cadre de l’adjudication d’un local appartenant au domaine public d’une commune, le cahier des charges subordonne l’admission des candidatures à une condition de nationalité », la Cour prive de base légale la décision de rejet prise par la municipalité. Cette solution s’impose à toutes les collectivités publiques des États membres dans la gestion de leurs biens et contrats.
Cet arrêt illustre ainsi la primauté et l’effet direct du droit communautaire sur les actes administratifs nationaux, même ceux qui ne relèvent pas de la réglementation d’une profession. Toute personne morale de droit public, lorsqu’elle contracte ou met à disposition des biens nécessaires à l’exercice d’une activité économique, doit respecter le principe d’égalité de traitement entre les nationaux et les autres ressortissants communautaires. La gestion du domaine public ne saurait constituer une exception à cette règle fondamentale.
B. L’absence de justification par les exceptions prévues au traité
Bien que la Cour ne les examine pas explicitement dans sa motivation, les exceptions à la liberté d’établissement, prévues aux articles 55 et 56 du traité, sont implicitement écartées. La Commission, dans ses observations, avait d’ailleurs souligné que la discrimination en cause n’était justifiée ni par des raisons d’ordre public (article 56), ni par le fait que l’activité concernée participerait à l’exercice de l’autorité publique (article 55). En effet, l’activité d’un artiste peintre et la location d’un local commercial ne sauraient être rattachées à l’exercice de prérogatives de puissance publique.
Le silence de la Cour sur ce point confirme que ces dérogations doivent être interprétées de manière restrictive. En ne retenant aucune justification possible à la discrimination, la Cour renforce la portée de l’interdiction posée par l’article 52. Elle établit que toute restriction fondée sur la nationalité est présumée incompatible avec le traité, sauf à ce qu’elle soit couverte par une exception expresse et strictement délimitée. Cette approche rigoureuse est essentielle pour garantir l’intégrité du marché intérieur et la pleine réalisation des libertés de circulation.