Par une décision du 6 mai 2025, le Conseil d’État a précisé les modalités d’appréciation du préjudice subi par un demandeur reconnu prioritaire au titre du droit au logement opposable, lorsque l’État manque à son obligation de le reloger. En l’espèce, une commission de médiation avait reconnu une requérante comme prioritaire et devant être relogée en urgence le 3 juillet 2019, en raison de la suroccupation de son logement et de l’absence de proposition adaptée dans le délai réglementaire. Une injonction de relogement avait été prononcée à l’encontre du préfet par une ordonnance du tribunal administratif de Montreuil le 1er février 2021. La requérante a ensuite saisi ce même tribunal d’une demande indemnitaire visant à réparer les préjudices subis du fait de la carence de l’État. Par un jugement du 18 octobre 2023, le tribunal administratif a rejeté sa demande, estimant que la situation de suroccupation n’était plus caractérisée. La requérante a alors formé un pourvoi en cassation devant le Conseil d’État. Elle soutenait que le tribunal avait commis une erreur de droit en se fondant exclusivement sur ses avis d’imposition pour déterminer la composition de son foyer et en déduire la fin de la suroccupation. Le problème de droit soulevé était donc de savoir si le juge administratif, pour apprécier le maintien du préjudice né de la carence de l’État à reloger un demandeur prioritaire, peut se fonder sur le rattachement fiscal des enfants majeurs pour déterminer la composition effective du foyer. Le Conseil d’État répond par la négative, casse le jugement du tribunal administratif pour erreur de droit et, réglant l’affaire au fond, condamne l’État à indemniser la requérante. Il affirme que l’appréciation des troubles doit se fonder sur les conditions réelles de logement et la composition effective du foyer, indépendamment des déclarations fiscales.
Cette décision précise ainsi la méthode d’évaluation du préjudice en cas de carence de l’État, en consacrant une appréciation factuelle de la composition du foyer (I), ce qui a pour effet de renforcer l’effectivité du droit au logement opposable (II).
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I. La consécration d’une appréciation factuelle de la composition du foyer
Le Conseil d’État clarifie l’office du juge de l’indemnisation en censurant le recours à un critère fiscal formel pour évaluer la réalité de la situation du demandeur (A), lui substituant une approche concrète fondée sur la composition effective du foyer (B).
A. Le rejet du formalisme fiscal comme critère d’appréciation
Le tribunal administratif avait rejeté la demande indemnitaire au motif que la suroccupation du logement avait cessé. Pour parvenir à cette conclusion, il s’était appuyé sur les avis d’imposition de la requérante, qui montraient une diminution progressive du nombre d’enfants déclarés à charge après leur majorité. Le juge du fond en avait déduit que le foyer s’était réduit et que les conditions de logement ne justifiaient plus une indemnisation. Le Conseil d’État censure fermement ce raisonnement, considérant que le tribunal a commis une erreur de droit « en déduisant des avis d’imposition de Mme A… la disparition de la situation de suroccupation et d’inadaptation du logement retenue par la commission de médiation ». En statuant ainsi, la Haute Juridiction administrative rappelle que les règles fiscales et celles relatives au droit au logement poursuivent des finalités distinctes. Le rattachement d’un enfant majeur au foyer fiscal de ses parents est une simple faculté offerte par le code général des impôts, dont l’absence d’usage ne préjuge en rien de la résidence effective de cet enfant.
Ayant écarté cette approche formaliste, le Conseil d’État établit la méthode que le juge doit appliquer pour évaluer la persistance du préjudice.
B. L’affirmation d’une approche concrète fondée sur la réalité matérielle
Le Conseil d’État énonce clairement que l’évaluation des troubles subis par le demandeur doit reposer sur une analyse concrète de sa situation. Il appartient au juge « pour déterminer l’étendue du droit à réparation, de tenir compte de la composition effective du foyer au cours de la période de responsabilité ». Cette composition doit être appréciée en appliquant les principes du code de la construction et de l’habitation, qui visent les personnes vivant effectivement au foyer. La décision précise explicitement la portée de cette analyse en ce qui concerne les enfants majeurs : est « sans incidence la circonstance que, pour l’application des dispositions du code général des impôts relatives à l’imposition sur le revenu, cette personne soit ou non effectivement rattachée au foyer fiscal ». La Haute Juridiction impose donc au juge du fond de rechercher la réalité des conditions de vie, plutôt que de s’en tenir à une construction juridique fiscale. En l’espèce, le Conseil d’État constate que la requérante a continué de vivre avec ses trois enfants, puis deux d’entre eux, malgré leur majorité et leur non-rattachement fiscal.
Cette clarification méthodologique, qui ancre l’appréciation du juge dans la réalité sociale, a pour conséquence directe de consolider les garanties offertes au demandeur.
II. Le renforcement de l’effectivité du droit au logement opposable
En distinguant la réalité sociale de la situation du demandeur de sa situation fiscale (A), le Conseil d’État assure une protection plus robuste du droit à réparation, qui est le corollaire du droit au logement (B).
A. La dissociation entre la réalité sociale du foyer et l’obligation fiscale
La décision met en lumière la divergence d’objectifs entre le droit fiscal et le droit au logement. Le premier organise la contribution des citoyens aux charges publiques en fonction de leurs capacités contributives, offrant des options comme le rattachement d’un enfant majeur pour minorer l’impôt. Le second vise à garantir à toute personne une disposition d’un logement décent et adapté à ses besoins. Lier l’appréciation du besoin de logement à une simple option fiscale reviendrait à affaiblir la portée du droit au logement. Le Conseil d’État refuse cette confusion des genres et réaffirme que la composition du foyer, au sens du droit au logement, est une question de fait. Elle dépend de la cohabitation effective et non de l’optimisation fiscale. Cette solution est d’autant plus juste que les familles aux revenus modestes peuvent légitimement ne pas maîtriser toutes les subtilités déclaratives, sans que cela ne modifie en rien la précarité de leurs conditions de logement.
Cette interprétation réaliste de la notion de foyer participe ainsi directement à la consolidation du mécanisme indemnitaire du droit au logement opposable.
B. La consolidation du droit à réparation en cas de carence de l’État
La responsabilité de l’État est engagée dès lors que le relogement d’un demandeur prioritaire n’intervient pas dans le délai fixé. Le préjudice réparable consiste principalement dans les « troubles dans les conditions d’existence résultant du maintien de la situation qui a motivé la décision de la commission ». En subordonnant l’indemnisation à la persistance d’une situation de fait, appréciée concrètement, et non à des déclarations administratives, le Conseil d’État empêche que la responsabilité de l’État ne soit éludée par des arguments purement formels. Le droit à réparation devient ainsi moins susceptible d’être remis en cause sur la base d’éléments extérieurs à la situation de logement elle-même. Cette décision renforce l’effectivité du droit au logement opposable en garantissant que l’indemnisation couvre bien l’intégralité du préjudice réellement subi par le demandeur et sa famille du fait de la carence de l’administration. En condamnant l’État à verser une indemnité, le Conseil d’État rappelle que l’obligation de relogement est une obligation de résultat dont l’inexécution ouvre un droit à réparation apprécié au plus près de la réalité vécue.