Cour d’appel de Nouméa, le 4 septembre 2025, n°19/00067
La question de l’enclave foncière et du droit de passage constitue un contentieux récurrent en droit des biens, révélateur des tensions entre propriété individuelle et nécessités de l’exploitation du sol. La Cour d’appel de Nouméa, dans un arrêt du 4 septembre 2025, apporte une contribution significative à cette matière en précisant les modalités de détermination de l’assiette d’une servitude légale de passage.
En l’espèce, une société civile avait acquis par acte notarié du 17 avril 2018 une parcelle de terrain de près de dix hectares située en Nouvelle-Calédonie, bordée par une rivière. L’acte de vente mentionnait expressément que l’acquéreur pouvait « matériellement accéder à l’immeuble vendu en empruntant ladite servitude existant sur le lot 33 limitrophe de la voie publique, ainsi que les lots 34 et 16 sans toutefois être le bénéficiaire direct de ladite servitude ». L’acquéreur déclarait alors « vouloir faire son affaire personnelle en vue de conforter ces servitudes à son profit ».
La société acquéreuse a assigné les propriétaires des fonds voisins devant le tribunal de première instance de Nouméa aux fins de reconnaissance d’une servitude de passage pour cause d’enclave. Les défendeurs contestaient l’état d’enclave, soutenant que l’accès était possible depuis la rive opposée de la rivière. Par jugement du 17 décembre 2018, le tribunal a débouté la demanderesse, estimant que la preuve de l’enclave n’était pas rapportée dès lors qu’un accès existait en traversant la rivière puis en empruntant un chemin sur d’autres lots.
La société a interjeté appel. Par un arrêt mixte du 8 avril 2021, la cour d’appel a infirmé le jugement, constaté l’état d’enclave et institué un droit de passage au profit de la parcelle enclavée. Elle a ordonné une expertise aux fins de déterminer l’assiette de la servitude. L’expert a proposé trois tracés possibles. Les propriétaires du fonds servant optaient pour le tracé numéro deux, le plus court mais nécessitant d’importants travaux de terrassement et scindant leur propriété. La société propriétaire du fonds dominant privilégiait le tracé numéro trois, plus long mais empruntant des chemins existants. Les propriétaires du fonds servant sollicitaient en outre une indemnisation substantielle ainsi que des dommages-intérêts pour préjudice moral.
La cour devait déterminer selon quels critères fixer l’assiette de la servitude et dans quelle mesure le propriétaire du fonds dominant pouvait être dispensé de l’indemnité prévue par la loi.
La Cour d’appel de Nouméa retient le tracé numéro deux préconisé par l’expert, considérant qu’il s’agit « du trajet le plus court » permettant « une largeur de passage de 5 m qui pourra être maintenue tout au long de la servitude ». Elle rejette l’argumentation de la société tendant à échapper à l’indemnisation en se prévalant d’un titre ancien, jugeant qu’elle « n’a jamais fondé sa demande de passage sur le fonds voisin sur l’existence d’un titre portant servitude conventionnelle de passage mais bien sur l’absence d’accès caractérisant l’état d’enclave ». La cour condamne la société à verser aux propriétaires du fonds servant la somme de 11 431 002 francs CFP au titre de l’indemnisation de l’emprise et de la moins-value.
La décision présente un double intérêt. Elle éclaire les critères de détermination de l’assiette de la servitude légale de passage en privilégiant une approche pragmatique fondée sur l’utilité du passage (I). Elle rappelle également l’impossibilité pour le propriétaire du fonds dominant de se soustraire à l’obligation d’indemnisation en invoquant tardivement un titre conventionnel (II).
I. La détermination pragmatique de l’assiette de la servitude
La cour procède à une analyse rigoureuse des critères légaux de fixation du passage (A) avant de les confronter aux données techniques issues de l’expertise (B).
A. L’application des critères légaux de fixation du passage
L’article 683 du code civil impose que le passage soit pris « du côté où le trajet est le plus court du fonds enclavé à la voie publique ». La cour fait une application stricte de ce principe en retenant le tracé numéro deux, qualifié de « trajet le plus court » avec ses 525 mètres contre 578 et 681 pour les autres options. Ce critère de brièveté du trajet demeure le pivot de la décision.
La juridiction intègre également la notion de passage « suffisant pour assurer la desserte complète » du fonds. Elle relève que le tracé retenu « permet une largeur de passage de 5 m qui pourra être maintenue tout au long de la servitude, ce qui permet d’implanter les éventuels réseaux sur le bas-côté de la zone de roulement ». La servitude ne se limite pas au simple passage physique mais englobe les nécessités de viabilisation du terrain.
La cour écarte le tracé numéro trois malgré son caractère moins invasif pour l’unité de la propriété. Elle reprend l’analyse de l’expert selon laquelle « cette faible largeur de 4 m pourrait être insuffisante pour désenclaver durablement la parcelle ». Le critère de pérennité du désenclavement prime sur la préservation de l’intégrité du fonds servant.
B. L’intégration des contraintes techniques dans le choix du tracé
L’expertise a mis en évidence des éléments déterminants pour le choix du tracé. Le tracé numéro trois présentait un « risque d’inondabilité » en raison de sa situation « sur une zone présentant des risques hydro géomorphologiques ». La cour intègre ces données environnementales dans son appréciation du caractère suffisant du passage.
La question des réseaux occupe une place centrale dans la motivation. La cour précise que « la servitude de passage concernera l’accès mais aussi les réseaux » et détaille les modalités d’implantation : « installation éventuelle d’adduction d’eau potable enterrée le long de la servitude » ainsi que les réseaux électriques. Cette extension de l’assiette de la servitude aux réseaux répond aux exigences modernes d’exploitation foncière.
La décision subordonne « l’exécution des travaux à l’étude préalable aux frais de la SCI GALOME visant à contrôler la stabilité des terrains support des travaux ainsi que de l’ouvrage ancien traversant le gué ». Cette précaution technique traduit le souci de la cour de concilier l’effectivité du droit de passage avec la préservation des infrastructures existantes.
II. L’impossibilité d’échapper à l’indemnisation par l’invocation tardive d’un titre
La cour sanctionne l’incohérence procédurale de la société (A) avant de procéder à une évaluation détaillée du préjudice subi par le fonds servant (B).
A. La sanction de l’incohérence dans le fondement juridique de la demande
La société tentait d’échapper à l’indemnité en se prévalant d’un acte de 1929 stipulant un « droit d’occupation comportant droit de passage sans aucune restriction et sans aucune indemnité ». La cour rejette cette argumentation avec fermeté : « Il ne peut être juridiquement soutenu une chose et son contraire. »
La motivation est particulièrement explicite. La société « n’a jamais fondé sa demande de passage sur le fonds voisin sur l’existence d’un titre portant servitude conventionnelle de passage mais bien sur l’absence d’accès caractérisant l’état d’enclave ». Le choix du fondement juridique de l’action emporte des conséquences sur le régime applicable.
La cour en déduit que la société « est par conséquent mal fondée à prétendre échapper à l’indemnisation prévue par l’article 682 du code civil en se fondant sur un titre notarié dont elle ne s’est jamais prévalue jusqu’alors ». Cette solution consacre une forme d’estoppel procédural interdisant de modifier le fondement de ses prétentions en cours d’instance pour échapper aux conséquences attachées au fondement initial.
B. L’évaluation circonstanciée de l’indemnité due au fonds servant
L’article 682 du code civil prévoit une indemnité « proportionnée au dommage » occasionné. La cour procède à une évaluation détaillée distinguant deux chefs de préjudice. Le premier concerne la moins-value du bien, fixée à 10 % de la valeur des zones impactées soit 10 551 500 francs CFP. Cette indemnité « compensera la perte de la valeur consécutive à la perte de prestige du bien ainsi scindé par le droit de passage, la perte d’intimité, le morcellement de la propriété et la nuisance sonore et de vue générée par le passage ».
Le second chef de préjudice porte sur « la perte de l’usage exclusif des terrains d’emprise », évaluée à 879 502 francs CFP. La cour reprend l’évaluation de l’expert en la déclarant « proportionnelle à la superficie des servitudes constituées ».
La cour refuse en revanche d’indemniser le préjudice moral allégué, considérant qu’il « est déjà inclus dans l’indemnité qui leur est allouée au titre de la perte de valeur de la propriété ». Elle rejette également la demande de dommages-intérêts formée par la société pour perte de chance d’exploitation, relevant que celle-ci « a fait choix d’acquérir en toute connaissance une parcelle enclavée dont elle a déclaré faire son affaire ». L’acceptation délibérée du risque d’enclave fait obstacle à toute indemnisation complémentaire.
La question de l’enclave foncière et du droit de passage constitue un contentieux récurrent en droit des biens, révélateur des tensions entre propriété individuelle et nécessités de l’exploitation du sol. La Cour d’appel de Nouméa, dans un arrêt du 4 septembre 2025, apporte une contribution significative à cette matière en précisant les modalités de détermination de l’assiette d’une servitude légale de passage.
En l’espèce, une société civile avait acquis par acte notarié du 17 avril 2018 une parcelle de terrain de près de dix hectares située en Nouvelle-Calédonie, bordée par une rivière. L’acte de vente mentionnait expressément que l’acquéreur pouvait « matériellement accéder à l’immeuble vendu en empruntant ladite servitude existant sur le lot 33 limitrophe de la voie publique, ainsi que les lots 34 et 16 sans toutefois être le bénéficiaire direct de ladite servitude ». L’acquéreur déclarait alors « vouloir faire son affaire personnelle en vue de conforter ces servitudes à son profit ».
La société acquéreuse a assigné les propriétaires des fonds voisins devant le tribunal de première instance de Nouméa aux fins de reconnaissance d’une servitude de passage pour cause d’enclave. Les défendeurs contestaient l’état d’enclave, soutenant que l’accès était possible depuis la rive opposée de la rivière. Par jugement du 17 décembre 2018, le tribunal a débouté la demanderesse, estimant que la preuve de l’enclave n’était pas rapportée dès lors qu’un accès existait en traversant la rivière puis en empruntant un chemin sur d’autres lots.
La société a interjeté appel. Par un arrêt mixte du 8 avril 2021, la cour d’appel a infirmé le jugement, constaté l’état d’enclave et institué un droit de passage au profit de la parcelle enclavée. Elle a ordonné une expertise aux fins de déterminer l’assiette de la servitude. L’expert a proposé trois tracés possibles. Les propriétaires du fonds servant optaient pour le tracé numéro deux, le plus court mais nécessitant d’importants travaux de terrassement et scindant leur propriété. La société propriétaire du fonds dominant privilégiait le tracé numéro trois, plus long mais empruntant des chemins existants. Les propriétaires du fonds servant sollicitaient en outre une indemnisation substantielle ainsi que des dommages-intérêts pour préjudice moral.
La cour devait déterminer selon quels critères fixer l’assiette de la servitude et dans quelle mesure le propriétaire du fonds dominant pouvait être dispensé de l’indemnité prévue par la loi.
La Cour d’appel de Nouméa retient le tracé numéro deux préconisé par l’expert, considérant qu’il s’agit « du trajet le plus court » permettant « une largeur de passage de 5 m qui pourra être maintenue tout au long de la servitude ». Elle rejette l’argumentation de la société tendant à échapper à l’indemnisation en se prévalant d’un titre ancien, jugeant qu’elle « n’a jamais fondé sa demande de passage sur le fonds voisin sur l’existence d’un titre portant servitude conventionnelle de passage mais bien sur l’absence d’accès caractérisant l’état d’enclave ». La cour condamne la société à verser aux propriétaires du fonds servant la somme de 11 431 002 francs CFP au titre de l’indemnisation de l’emprise et de la moins-value.
La décision présente un double intérêt. Elle éclaire les critères de détermination de l’assiette de la servitude légale de passage en privilégiant une approche pragmatique fondée sur l’utilité du passage (I). Elle rappelle également l’impossibilité pour le propriétaire du fonds dominant de se soustraire à l’obligation d’indemnisation en invoquant tardivement un titre conventionnel (II).
I. La détermination pragmatique de l’assiette de la servitude
La cour procède à une analyse rigoureuse des critères légaux de fixation du passage (A) avant de les confronter aux données techniques issues de l’expertise (B).
A. L’application des critères légaux de fixation du passage
L’article 683 du code civil impose que le passage soit pris « du côté où le trajet est le plus court du fonds enclavé à la voie publique ». La cour fait une application stricte de ce principe en retenant le tracé numéro deux, qualifié de « trajet le plus court » avec ses 525 mètres contre 578 et 681 pour les autres options. Ce critère de brièveté du trajet demeure le pivot de la décision.
La juridiction intègre également la notion de passage « suffisant pour assurer la desserte complète » du fonds. Elle relève que le tracé retenu « permet une largeur de passage de 5 m qui pourra être maintenue tout au long de la servitude, ce qui permet d’implanter les éventuels réseaux sur le bas-côté de la zone de roulement ». La servitude ne se limite pas au simple passage physique mais englobe les nécessités de viabilisation du terrain.
La cour écarte le tracé numéro trois malgré son caractère moins invasif pour l’unité de la propriété. Elle reprend l’analyse de l’expert selon laquelle « cette faible largeur de 4 m pourrait être insuffisante pour désenclaver durablement la parcelle ». Le critère de pérennité du désenclavement prime sur la préservation de l’intégrité du fonds servant.
B. L’intégration des contraintes techniques dans le choix du tracé
L’expertise a mis en évidence des éléments déterminants pour le choix du tracé. Le tracé numéro trois présentait un « risque d’inondabilité » en raison de sa situation « sur une zone présentant des risques hydro géomorphologiques ». La cour intègre ces données environnementales dans son appréciation du caractère suffisant du passage.
La question des réseaux occupe une place centrale dans la motivation. La cour précise que « la servitude de passage concernera l’accès mais aussi les réseaux » et détaille les modalités d’implantation : « installation éventuelle d’adduction d’eau potable enterrée le long de la servitude » ainsi que les réseaux électriques. Cette extension de l’assiette de la servitude aux réseaux répond aux exigences modernes d’exploitation foncière.
La décision subordonne « l’exécution des travaux à l’étude préalable aux frais de la SCI GALOME visant à contrôler la stabilité des terrains support des travaux ainsi que de l’ouvrage ancien traversant le gué ». Cette précaution technique traduit le souci de la cour de concilier l’effectivité du droit de passage avec la préservation des infrastructures existantes.
II. L’impossibilité d’échapper à l’indemnisation par l’invocation tardive d’un titre
La cour sanctionne l’incohérence procédurale de la société (A) avant de procéder à une évaluation détaillée du préjudice subi par le fonds servant (B).
A. La sanction de l’incohérence dans le fondement juridique de la demande
La société tentait d’échapper à l’indemnité en se prévalant d’un acte de 1929 stipulant un « droit d’occupation comportant droit de passage sans aucune restriction et sans aucune indemnité ». La cour rejette cette argumentation avec fermeté : « Il ne peut être juridiquement soutenu une chose et son contraire. »
La motivation est particulièrement explicite. La société « n’a jamais fondé sa demande de passage sur le fonds voisin sur l’existence d’un titre portant servitude conventionnelle de passage mais bien sur l’absence d’accès caractérisant l’état d’enclave ». Le choix du fondement juridique de l’action emporte des conséquences sur le régime applicable.
La cour en déduit que la société « est par conséquent mal fondée à prétendre échapper à l’indemnisation prévue par l’article 682 du code civil en se fondant sur un titre notarié dont elle ne s’est jamais prévalue jusqu’alors ». Cette solution consacre une forme d’estoppel procédural interdisant de modifier le fondement de ses prétentions en cours d’instance pour échapper aux conséquences attachées au fondement initial.
B. L’évaluation circonstanciée de l’indemnité due au fonds servant
L’article 682 du code civil prévoit une indemnité « proportionnée au dommage » occasionné. La cour procède à une évaluation détaillée distinguant deux chefs de préjudice. Le premier concerne la moins-value du bien, fixée à 10 % de la valeur des zones impactées soit 10 551 500 francs CFP. Cette indemnité « compensera la perte de la valeur consécutive à la perte de prestige du bien ainsi scindé par le droit de passage, la perte d’intimité, le morcellement de la propriété et la nuisance sonore et de vue générée par le passage ».
Le second chef de préjudice porte sur « la perte de l’usage exclusif des terrains d’emprise », évaluée à 879 502 francs CFP. La cour reprend l’évaluation de l’expert en la déclarant « proportionnelle à la superficie des servitudes constituées ».
La cour refuse en revanche d’indemniser le préjudice moral allégué, considérant qu’il « est déjà inclus dans l’indemnité qui leur est allouée au titre de la perte de valeur de la propriété ». Elle rejette également la demande de dommages-intérêts formée par la société pour perte de chance d’exploitation, relevant que celle-ci « a fait choix d’acquérir en toute connaissance une parcelle enclavée dont elle a déclaré faire son affaire ». L’acceptation délibérée du risque d’enclave fait obstacle à toute indemnisation complémentaire.