Deuxième chambre civile de la Cour de cassation, le 10 juillet 2025, n°23-22.826

Par un arrêt du 10 juillet 2025, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation s’est prononcée sur la question de la validité d’une clause conditionnant la garantie des pertes d’exploitation à la survenance préalable d’un dommage matériel, dans le contexte particulier de la crise sanitaire liée à la Covid-19.

Trois sociétés exploitant un site touristique avaient souscrit, le 24 janvier 2017, un contrat d’assurance multirisque auprès d’un assureur. Ce contrat comportait notamment une garantie couvrant les pertes d’exploitation. À la suite des mesures de fermeture administrative imposées à compter du mois de mars 2020 en raison de la pandémie, ces sociétés ont sollicité l’indemnisation de leurs pertes d’exploitation.

L’assureur a opposé un refus de garantie. Les sociétés assurées ont alors saisi le tribunal de commerce aux fins d’indemnisation. La cour d’appel de Paris, par un arrêt du 27 septembre 2023, a rejeté leurs demandes. Les sociétés ont formé un pourvoi en cassation.

Devant la Haute juridiction, les demanderesses soutenaient que la clause subordonnant la garantie des pertes d’exploitation à l’existence d’un dommage matériel préalable privait l’obligation essentielle de l’assureur de sa substance. Elles invoquaient ainsi le mécanisme de l’article 1170 du Code civil, selon lequel toute clause qui prive de sa substance l’obligation essentielle du débiteur est réputée non écrite.

La Cour de cassation devait répondre à la question suivante : une clause conditionnant la garantie des pertes d’exploitation à la survenance d’un dommage matériel prive-t-elle l’obligation essentielle de l’assureur de sa substance au sens de l’article 1170 du Code civil ?

La deuxième chambre civile rejette le pourvoi. Elle approuve la cour d’appel d’avoir retenu que « la condition de garantie litigieuse, si elle empêche la mise en oeuvre de la garantie des pertes d’exploitation pour cause de fermeture administrative, laisse néanmoins subsister une garantie nullement dérisoire à l’égard des trois sociétés assurées, qui interviendra lors de la survenance d’événements garantis entraînant un dommage matériel, comme l’incendie ou le dégât des eaux ». La Cour précise que l’obligation essentielle de l’assureur devait s’apprécier au regard de la garantie des pertes d’exploitation dans son ensemble, et non au regard d’un risque particulier.

Cet arrêt invite à examiner successivement le contrôle de la substance de l’obligation essentielle appliqué aux clauses d’assurance (I), puis la portée de cette décision dans le contentieux assurantiel lié à la pandémie (II).

I. Le contrôle de la substance de l’obligation essentielle en matière d’assurance

La Cour de cassation précise le critère d’appréciation de l’obligation essentielle (A), avant de valider la méthode d’analyse retenue par les juges du fond (B).

A. La détermination du périmètre de l’obligation essentielle

L’article 1170 du Code civil, issu de la réforme du 10 février 2016, dispose que toute clause qui prive de sa substance l’obligation essentielle du débiteur est réputée non écrite. Ce texte codifie la jurisprudence antérieure, notamment l’arrêt Chronopost du 22 octobre 1996. Son application suppose d’identifier préalablement ce que constitue l’obligation essentielle du contrat.

En l’espèce, les demanderesses soutenaient que la clause litigieuse vidait de tout contenu l’engagement de l’assureur en matière de pertes d’exploitation. La Cour de cassation approuve cependant les juges du fond d’avoir « exactement retenu que l’obligation essentielle de l’assureur devait s’apprécier au regard de la garantie des pertes d’exploitation ». Cette formulation indique que l’obligation essentielle ne se confond pas avec chaque hypothèse de mise en jeu de la garantie. Elle doit être appréhendée globalement, en considérant l’ensemble des situations dans lesquelles la garantie peut trouver à s’appliquer.

Cette approche se distingue d’une conception plus restrictive qui aurait consisté à examiner si la clause privait de toute effectivité la couverture du risque de fermeture administrative. La Cour refuse de fractionner l’obligation essentielle en autant de risques couverts par la police.

B. La validation d’une garantie résiduelle suffisante

La cour d’appel avait relevé que la clause litigieuse « laisse néanmoins subsister une garantie nullement dérisoire à l’égard des trois sociétés assurées ». Cette garantie résiduelle couvre les pertes d’exploitation consécutives à des événements entraînant un dommage matériel, tels que l’incendie ou le dégât des eaux.

La Cour de cassation valide ce raisonnement en jugeant que « la condition de la garantie litigieuse n’avait pas pour conséquence de priver cette garantie de sa substance ». Le critère retenu est donc celui du caractère dérisoire ou non de la garantie maintenue. Dès lors que l’assureur demeure tenu d’indemniser certaines pertes d’exploitation dans des hypothèses déterminées, la clause limitative ne contrevient pas à l’article 1170.

Cette solution s’inscrit dans une conception mesurée du contrôle des clauses limitatives. La sanction de l’article 1170 suppose une atteinte radicale à l’obligation essentielle, non une simple réduction du champ de la garantie.

II. La portée de la décision dans le contentieux de la Covid-19

L’arrêt s’inscrit dans un contexte jurisprudentiel dense relatif aux garanties pertes d’exploitation (A) et confirme une orientation défavorable aux assurés (B).

A. L’inscription dans le contentieux assurantiel de la pandémie

La crise sanitaire de 2020 a engendré un contentieux massif opposant les entreprises contraintes à la fermeture et leurs assureurs. La question centrale portait sur la couverture des pertes d’exploitation résultant des mesures administratives de confinement. De nombreuses polices d’assurance subordonnaient cette garantie à la survenance préalable d’un dommage matériel, excluant ainsi les fermetures purement administratives.

Les assurés ont tenté diverses stratégies contentieuses. Certains ont invoqué le caractère abusif des clauses, d’autres leur ambiguïté. L’argument tiré de l’article 1170 du Code civil constituait une voie supplémentaire, visant à faire réputer non écrite la condition de dommage matériel préalable.

L’arrêt du 10 juillet 2025 rejette cette argumentation. Il confirme que la subordination de la garantie à un dommage matériel ne prive pas l’obligation de l’assureur de sa substance, dès lors que cette garantie conserve un champ d’application effectif.

B. Une solution restrictive pour les assurés

La position de la Cour de cassation aboutit à valider des clauses qui, en pratique, excluent toute indemnisation des fermetures administratives non consécutives à un sinistre matériel. Les entreprises touchées par les mesures sanitaires se trouvent ainsi privées de couverture, quand bien même elles avaient souscrit une garantie pertes d’exploitation.

Cette solution peut se justifier par le respect de l’économie du contrat d’assurance. L’assureur évalue le risque couvert et fixe la prime en conséquence. Une garantie des pertes d’exploitation subordonnée à un dommage matériel ne couvre pas, par hypothèse, les pertes résultant d’une décision administrative indépendante de tout sinistre physique. Imposer une telle couverture reviendrait à modifier rétroactivement l’équilibre contractuel.

La décision invite néanmoins à s’interroger sur la lisibilité des contrats d’assurance. Les entreprises assurées pouvaient légitimement croire bénéficier d’une protection contre les interruptions d’activité. La clause conditionnant cette garantie à un dommage matériel, souvent noyée dans les conditions générales, restreint considérablement la portée de l’engagement apparent de l’assureur. Le contrôle de l’article 1170 ne suffit pas à remédier à ce décalage entre l’attente des assurés et la réalité contractuelle.

Source : Cour de cassation – Base Open Data « Judilibre » & « Légifrance ».

Laisser un commentaire

En savoir plus sur Avocats en droit immobilier et droit des affaires - Kohen Avocats

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Poursuivre la lecture