Cour d’appel de Bastia, le 2 juillet 2025, n°22/00672

Par un arrêt rendu le 2 juillet 2025, la Cour d’appel de Bastia s’est prononcée sur un litige opposant des acquéreurs à des vendeurs d’un bien immobilier, à propos de la nature juridique des sommes versées pendant la période précédant la réitération de la vente. Les acquéreurs avaient occupé le bien dès 2017 moyennant le versement d’une redevance mensuelle de 1 500 euros, pour un total de 61 500 euros, en attendant la signature définitive intervenue le 30 avril 2021. Ils soutenaient que ces sommes constituaient des avances sur le prix de vente et devaient être déduites des 420 000 euros convenus. Les vendeurs refusaient cette déduction, considérant qu’il s’agissait de loyers. Le tribunal judiciaire de Bastia, par jugement du 6 septembre 2022, avait débouté les acquéreurs de l’ensemble de leurs demandes. Ces derniers ont interjeté appel le 28 octobre 2022.

La Cour d’appel a relevé d’office une irrégularité affectant la composition de la juridiction ayant délibéré en première instance, le jugement ne mentionnant que deux magistrats au lieu de trois. Les parties se sont remises à la sagesse de la Cour sur cette question.

La question de droit principale était celle de la qualification des sommes versées par les acquéreurs pendant la période d’occupation antérieure à la vente : constituaient-elles des avances sur le prix devant être déduites du montant final, ou des loyers versés en contrepartie d’une occupation distincte de l’opération de vente ?

La Cour d’appel a prononcé la nullité du jugement du 6 septembre 2022 pour irrégularité de composition, puis, évoquant le fond, a débouté les acquéreurs de leur demande de remboursement des 61 500 euros. Elle a retenu que « les clauses de l’acte de vente notarié du 30 avril 2021 sont obscures, puisqu’elles mentionnent sans équivoque l’acquisition par les époux [W], en pleine propriété, de la maison et de ses dépendances, moyennant un prix de 420 000 € » et que les sommes versées devaient être « considérées comme des loyers versés au titre d’un bail verbal conclu entre les parties, en contrepartie de l’occupation de la maison avant son acquisition ».

Cet arrêt mérite d’être examiné sous l’angle de la nullité du jugement pour vice de composition, sanction procédurale dont les conditions et les effets appellent une analyse précise (I), avant d’envisager le raisonnement de la Cour relatif à l’interprétation contractuelle et à la qualification des sommes litigieuses (II).

I. La nullité du jugement pour irrégularité de la composition juridictionnelle

La Cour d’appel de Bastia a prononcé la nullité du jugement de première instance en raison d’une mention insuffisante des magistrats ayant participé au délibéré. Cette sanction obéit à des conditions strictes qu’il convient d’examiner (A), avant d’en apprécier les conséquences sur le cours de l’instance (B).

A. Les conditions de la nullité pour défaut de mention des juges délibérants

L’article 454 du code de procédure civile impose que le jugement comporte le nom des juges qui en ont délibéré. Cette exigence participe des garanties fondamentales du procès équitable en permettant aux parties de vérifier la régularité de la composition et, le cas échéant, de former une requête en récusation ou de soulever une cause de nullité.

La Cour rappelle que « lorsque l’affaire a été évoquée en formation collégiale devant le tribunal judiciaire, le jugement doit comporter les noms des trois magistrats en ayant délibéré, le jugement ne comportant que deux noms étant nul, en application notamment des articles 447, 454 et 458 du code de procédure civile et L 121-2 du code de l’organisation judiciaire ». Ce principe découle de l’exigence de collégialité qui caractérise le fonctionnement normal des juridictions civiles de droit commun.

L’article 459 du code de procédure civile tempère cette rigueur en permettant de régulariser l’irrégularité lorsqu’il est établi par les pièces de la procédure, le registre d’audience ou tout autre moyen que les prescriptions légales ont été observées. En l’espèce, la Cour constate qu’« aucun élément issu du dossier ou des débats ne permet d’établir que les prescriptions légales ont été, en fait, observées ». Cette impossibilité de régularisation conduit nécessairement à la nullité.

La solution retenue s’inscrit dans une jurisprudence constante de la Cour de cassation qui considère que l’omission du nom d’un juge ayant participé au délibéré constitue un vice substantiel affectant la validité même de la décision. Le relevé d’office de ce moyen par la Cour d’appel, après réouverture des débats, témoigne de l’importance que la juridiction attache au respect des règles de composition.

B. Les effets de l’annulation sur l’instance d’appel

La nullité du jugement pour irrégularité de composition emporte des conséquences procédurales significatives que la Cour expose avec précision. Elle énonce qu’« en raison de l’effet dévolutif de l’appel, la cour qui annule ainsi pour un motif autre que l’irrégularité de l’acte introductif d’instance, est alors tenue de statuer sur le fond de l’affaire ».

Cette règle procédurale découle de l’article 562 du code de procédure civile qui confère à l’appel un effet dévolutif plein. Lorsque la nullité procède d’un vice affectant le jugement lui-même et non l’acte introductif d’instance, le juge d’appel ne peut renvoyer l’affaire devant les premiers juges. Il doit évoquer et trancher le litige dans son entier.

La distinction opérée par la Cour entre les causes de nullité est essentielle. Si l’irrégularité avait affecté l’acte introductif d’instance, la procédure de première instance aurait été privée de fondement et l’affaire aurait dû être renvoyée. En revanche, le vice de composition n’atteint que la décision finale sans remettre en cause la validité des actes de procédure antérieurs.

Cette évocation présente un avantage pratique pour les parties : elle évite un nouveau procès devant le tribunal judiciaire et permet une résolution définitive du litige. Elle impose néanmoins à la Cour d’appel de statuer sur l’intégralité des demandes, y compris celles relevant normalement du premier degré de juridiction, sans que les parties aient pu bénéficier d’un double examen au fond.

II. La qualification des sommes versées avant la réitération de la vente immobilière

Le débat de fond portait sur la nature juridique des versements effectués par les acquéreurs pendant la période précédant la signature de l’acte authentique. La Cour procède à une analyse rigoureuse des actes contractuels (A) avant d’opérer la qualification juridique des sommes litigieuses (B).

A. L’interprétation des conventions à l’aune de la commune intention des parties

Les acquéreurs sollicitaient une interprétation des contrats permettant de dégager une intention commune de déduire les redevances du prix de vente. La Cour écarte cette prétention en rappelant le cadre légal de l’interprétation contractuelle.

L’article 1192 du code civil interdit d’interpréter les clauses claires et précises à peine de dénaturation. La Cour constate que « les clauses de l’acte de vente notarié du 30 avril 2021 […] mentionnent sans équivoque l’acquisition […] moyennant un prix de 420 000 €, dont 367 500 € empruntés auprès de la BNP Paribas et le surplus venant de fonds propres ». L’absence de toute mention relative à une déduction des sommes antérieurement versées démontre la clarté de l’engagement des parties.

La Cour examine néanmoins les éléments extrinsèques invoqués par les acquéreurs. Elle analyse les échanges de SMS, le courrier du clerc de notaire et les attestations produites. Concernant la correspondance électronique, elle relève que les propos invoqués « se limite[nt] à marquer [le] souhait de voir les époux [W] devenir propriétaires du bien, sans que les conditions de cet achat ne soient implicitées ». La rigueur de l’analyse témoigne de l’application stricte de l’article 1353 du code civil imposant à celui qui réclame l’exécution d’une obligation d’en rapporter la preuve.

L’argument tiré du contexte amical entre les parties, censé justifier l’absence d’écrit formalisant l’accord de déduction, est jugé insuffisant. La Cour souligne que « s’il n’est pas démenti par les parties que ces dernières étaient amicalement liées, pouvant justifier l’absence d’écrit constatant un accord, encore faut-il démontrer qu’un tel accord a pu exister ». Cette formulation rappelle que la charge de la preuve pèse sur celui qui allègue l’existence d’une convention.

B. La requalification en bail verbal des sommes versées au titre de l’occupation

Ayant écarté la thèse des avances sur prix, la Cour procède à la qualification positive des versements litigieux. Elle retient que les sommes « devront donc être considérées comme des loyers versés au titre d’un bail verbal conclu entre les parties, en contrepartie de l’occupation de la maison avant son acquisition ».

Cette qualification s’appuie sur plusieurs éléments. La convention d’occupation précaire rédigée mais non signée par les parties éclaire leur intention sans les lier juridiquement. La Cour observe que « si cette convention ne lie pas les parties, faute pour elles de l’avoir régularisée, elle permet néanmoins d’éclairer leur volonté commune ». Le caractère non modique de la redevance mensuelle de 1 500 euros, incompatible avec la qualification de convention d’occupation précaire, conduit à retenir celle de bail verbal.

La Cour réfute l’argument des acquéreurs relatif au caractère disproportionné de la somme au regard de l’état du bien. Elle relève que « la somme de 1 500 € n’est pas disproportionnée à l’occupation d’une maison de six chambres, trois salles d’eau ou de bain et quatre WC, sur un terrain de 2 901 m² ». Les photographies produites, non datées, « ne permettent pas d’évaluer le mauvais état général voire l’inhabitabilité de la maison mais uniquement la vétusté ou l’occupation de certaines pièces du bien ».

La portée de cette décision dépasse le cas d’espèce. Elle rappelle que l’occupation d’un bien immobilier dans l’attente de la réitération d’une vente donne normalement lieu à une contrepartie distincte du prix de vente, sauf stipulation expresse contraire. Les acquéreurs qui entendent imputer leurs versements sur le prix doivent veiller à formaliser cet accord dans les actes notariés. À défaut, ils s’exposent à voir leurs paiements qualifiés de loyers, sans possibilité de récupération ultérieure.

Source : Cour de cassation – Base Open Data « Judilibre » & « Légifrance ».

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