Cour d’appel de Nancy, le 17 juillet 2025, n°22/01969

La répartition des obligations d’entretien entre bailleur et preneur commercial constitue un contentieux récurrent, que la Cour de cassation s’efforce de discipliner par une exigence croissante de précision contractuelle. L’arrêt rendu par la cour d’appel de Metz le 17 juillet 2025, statuant sur renvoi après cassation, illustre cette rigueur en matière d’interprétation des clauses transférant au locataire la charge des grosses réparations.

Une société civile immobilière a consenti, par acte du 22 décembre 2010, un bail commercial portant sur un ensemble de six bâtiments industriels. Le preneur initial a fait l’objet d’une procédure de redressement judiciaire, puis d’une cession au profit d’une société qui est venue aux droits du locataire originel. Un différend s’est élevé concernant l’état des locaux, affectés par d’importantes infiltrations en toiture.

Le preneur a assigné le bailleur devant le tribunal de grande instance de Nancy, sollicitant la réfection des toitures et une diminution du loyer. Par jugement du 23 décembre 2019, cette juridiction a débouté le locataire, estimant applicable une clause du bail mettant à sa charge les réparations de toute nature, y compris celles visées à l’article 606 du code civil. La cour d’appel de Nancy, par arrêt du 13 janvier 2021, a confirmé cette analyse et condamné le preneur à exécuter les travaux litigieux.

Sur pourvoi du locataire, la troisième chambre civile de la Cour de cassation a, par arrêt du 1er juin 2022, cassé cette décision. La Haute juridiction a censuré le raisonnement des juges du fond au motif qu’ils avaient statué « en l’absence d’une stipulation claire et précise du bail commercial mettant à la charge du preneur la réfection de la couverture et la charpente des bâtiments loués ».

La question posée à la cour d’appel de renvoi était donc la suivante : une clause contractuelle imposant au preneur les réparations « de toute nature y compris celles visées à l’article 606 du code civil » suffit-elle à transférer la charge de la réfection des toitures et charpentes ?

La cour d’appel de Metz répond par la négative. Elle juge que cette clause, interprétée restrictivement, ne met pas expressément à la charge du preneur les travaux de réfection de la couverture, de la zinguerie, de l’étanchéité ni de la charpente. Elle condamne en conséquence le bailleur à réaliser ces travaux sous astreinte et lui alloue la somme de 166 493,42 euros en réparation du préjudice de jouissance subi.

Cette décision mérite examen sous deux angles. D’une part, elle précise les conditions d’un transfert conventionnel des grosses réparations au preneur (I). D’autre part, elle tire les conséquences indemnitaires du manquement du bailleur à son obligation de délivrance (II).

I. L’exigence d’une stipulation explicite pour le transfert des grosses réparations

La cour d’appel de Metz applique avec fermeté le principe d’interprétation restrictive des clauses dérogatoires (A), dont elle déduit l’insuffisance d’une référence générique à l’article 606 du code civil (B).

A. Le principe d’interprétation restrictive des clauses dérogatoires

L’article 1720 du code civil impose au bailleur d’effectuer, pendant la durée du bail, « toutes les réparations qui peuvent devenir nécessaires, autres que les locatives ». Cette obligation légale, d’ordre supplétif, peut être conventionnellement aménagée. La liberté contractuelle autorise les parties à transférer au preneur la charge des grosses réparations.

La cour d’appel de Metz rappelle toutefois que ce transfert suppose « une clause claire et précise dont la portée doit être interprétée restrictivement ». Cette formulation reprend exactement celle retenue par la Cour de cassation dans son arrêt de cassation du 1er juin 2022. Le bailleur ne saurait se prévaloir d’une stipulation équivoque pour s’exonérer de ses obligations légales.

Cette exigence de clarté s’inscrit dans une jurisprudence constante de la troisième chambre civile. La Haute juridiction refuse d’admettre que des formules générales puissent opérer un transfert global des obligations d’entretien. Le doute profite au preneur, partie réputée la plus faible dans la négociation du bail commercial.

L’interprétation restrictive se justifie également par la nature des travaux concernés. Les grosses réparations touchent à la structure et à la solidité de l’immeuble. Leur coût peut être considérable. Il serait inéquitable de présumer que le locataire a accepté une telle charge sans qu’elle soit expressément stipulée.

B. L’insuffisance d’une référence générique à l’article 606 du code civil

En l’espèce, le bail contenait une clause aux termes de laquelle « le preneur devra, en cours de bail, conserver les locaux loués en bon état d’entretien et de réparation locatives, il devra également effectuer à ses frais et sous sa seule responsabilité les réparations de toute nature y compris celles visées à l’article 606 du code civil, et y compris également tous travaux de ravalement de façade ».

Le bailleur soutenait que cette stipulation suffisait à mettre à la charge du preneur la réfection des toitures et charpentes. L’article 606 du code civil vise en effet les grosses réparations, parmi lesquelles « celles des gros murs et des voûtes, le rétablissement des poutres et des couvertures entières ».

La cour rejette ce raisonnement. Elle observe que la clause litigieuse « ne met pas expressément à charge du preneur les travaux de réfection de la couverture, de la zinguerie, de l’étanchéité, ni de la charpente des bâtiments loués ». La référence à l’article 606 ne dispense pas de désigner nommément les travaux transférés.

Cette solution peut surprendre au regard de la lettre de l’article 606, qui mentionne explicitement les couvertures. La cour considère néanmoins qu’un renvoi global à ce texte ne satisfait pas à l’exigence de précision. Le bailleur devait énumérer dans le contrat les éléments d’ouvrage dont la réparation incomberait au preneur.

Cette rigueur textuelle présente l’avantage de la prévisibilité. Elle invite les rédacteurs de baux commerciaux à une vigilance accrue. Une clause efficace devra désormais mentionner expressément chaque catégorie de travaux transférée : toitures, charpentes, façades, fondations. Le silence vaut maintien de l’obligation légale pesant sur le bailleur.

II. Les conséquences indemnitaires du manquement à l’obligation de délivrance

Ayant établi que la charge des travaux incombait au bailleur, la cour tire les conséquences de sa défaillance prolongée. Elle refuse la révision du loyer (A) mais accueille la demande de dommages-intérêts pour trouble de jouissance (B).

A. Le refus de la révision judiciaire du loyer

Le preneur sollicitait une réduction de quarante pour cent du montant du loyer en raison de l’état dégradé des locaux. Il demandait également la fixation du loyer mensuel à une somme réduite pour l’année 2024.

La cour rejette ces prétentions. Elle énonce que « le manquement du bailleur à l’obligation de délivrance n’est pas sanctionné par la modification des dispositions du contrat fixant le loyer ». Cette affirmation traduit le refus d’opérer une révision judiciaire du loyer en dehors des cas prévus par la loi.

La cour ajoute que « la révision du loyer est encadrée par les dispositions des articles L. 145-37 et suivants et R. 145-27 et suivants du code de commerce, dont la procédure n’a pas été suivie en l’espèce ». Le statut des baux commerciaux organise une procédure spécifique de révision triennale. Le preneur ne peut s’en affranchir en invoquant l’inexécution de son cocontractant.

Cette solution s’inscrit dans la distinction classique entre révision du contrat et responsabilité contractuelle. Le juge ne peut modifier les stipulations convenues entre les parties. Il peut seulement sanctionner leur inexécution par l’allocation de dommages-intérêts. Le preneur conserve la faculté d’invoquer l’exception d’inexécution pour suspendre le paiement des loyers, mais ne peut obtenir une réduction définitive de leur montant.

B. L’indemnisation du préjudice de jouissance

La cour requalifie la demande de remboursement partiel des loyers en demande de dommages-intérêts pour préjudice de jouissance. Elle observe que « le preneur explique sa demande en page 22 de ses dernières conclusions en se prévalant d’un préjudice de jouissance ».

L’existence du préjudice est établie par les constats d’huissier produits aux débats. Ces documents attestent que « les toitures de cinq bâtiments sont très dégradées, et que de l’eau s’infiltre en période de pluies et précipitations, de sorte que les conditions d’exploitation des lieux loués sont également dégradées ».

La cour relève que le bailleur a été informé des désordres par courrier officiel du 14 octobre 2016. Elle fixe à cette date le point de départ de l’indemnisation. Le bailleur, averti de la nécessité des travaux, n’a pas réagi malgré l’assignation délivrée le 12 juin 2017.

Procédant à une évaluation souveraine, la cour estime le trouble de jouissance à vingt pour cent du montant du loyer. Elle alloue au preneur la somme totale de 166 493,42 euros couvrant la période du 14 octobre 2016 au 30 juin 2025. Cette évaluation tient compte de ce que le preneur ne démontre pas l’impossibilité totale d’exploiter les locaux.

La cour rejette enfin la demande reconventionnelle du bailleur qui prétendait imputer au preneur la responsabilité de l’état des bâtiments. Elle observe que les dégâts proviennent des infiltrations en toiture, lesquelles résultent de la carence du bailleur. Celui-ci ne démontre pas un manquement du locataire à son obligation d’entretien courant.

Source : Cour de cassation – Base Open Data « Judilibre » & « Légifrance ».

Laisser un commentaire

En savoir plus sur Avocats en droit immobilier et droit des affaires - Kohen Avocats

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Poursuivre la lecture