Cour d’appel de Rouen, le 3 juillet 2025, n°24/03370

La présente décision, rendue par la cour d’appel de Rouen le 3 juillet 2025, illustre les conditions d’admission et de rétractation d’une mesure d’instruction ordonnée sur requête en application de l’article 145 du code de procédure civile. Elle met en lumière la tension entre la nécessité de préserver des preuves et le respect du principe du contradictoire.

Une société exploitait un commerce de restauration sous une enseigne déterminée. Le 20 février 2024, cette société a fait l’objet d’une procédure de liquidation judiciaire avec une date de cessation des paiements fixée au 1er février 2024. Deux associés, détenteurs chacun de 25 % du capital social, ont constaté qu’une autre société, détenue par la présidente de la société liquidée, avait ouvert un commerce similaire dans les mêmes locaux, moins de trente jours après la fermeture du premier établissement. Estimant que cette nouvelle entité avait repris frauduleusement les actifs, la clientèle et les salariés de la société liquidée, les deux associés ont sollicité une mesure d’instruction non contradictoire.

Par ordonnance du 20 mars 2024, le président du tribunal de commerce de Rouen a fait droit à cette requête en autorisant un commissaire de justice à se rendre sur les lieux, à photographier l’établissement, à identifier les salariés présents, à les interroger et à poser des questions à la représentante légale de la société visée. Cette dernière a assigné les requérants en rétractation de l’ordonnance. Par décision du 31 juillet 2024, le tribunal de commerce a rejeté cette demande et condamné la société demanderesse aux dépens et frais irrépétibles. La société a interjeté appel.

Devant la cour, l’appelante soulevait plusieurs moyens. Elle contestait la qualité et l’intérêt à agir des intimés, simples associés de la société liquidée. Elle invoquait l’existence de procédures antérieures faisant obstacle à une mesure d’instruction in futurum. Elle soutenait enfin que la mesure ordonnée était disproportionnée et portait atteinte au secret des affaires.

La question posée à la cour était double. Elle devait déterminer si des associés minoritaires disposent d’un intérêt personnel à solliciter une mesure d’instruction préalable dirigée contre un tiers, et si les conditions de recours à la procédure non contradictoire étaient réunies en l’espèce.

La cour d’appel de Rouen confirme l’ordonnance entreprise. Elle retient que les associés justifient d’un intérêt personnel à agir dès lors qu’ils se plaignent de la dépréciation de leurs titres sociaux. Elle considère que le motif légitime est établi par les éléments produits à l’appui de la requête. Elle juge que la dérogation au contradictoire était justifiée par le risque de dépérissement des preuves. Elle estime enfin que la mesure ordonnée était proportionnée et ne portait pas atteinte au secret des affaires.

Cet arrêt mérite examen sous deux angles complémentaires. La cour précise d’abord les conditions de recevabilité de la mesure d’instruction sollicitée par des associés minoritaires (I). Elle définit ensuite le cadre dans lequel la dérogation au principe du contradictoire peut être admise (II).

I. La recevabilité de la demande de mesure d’instruction formée par des associés minoritaires

La cour examine successivement l’intérêt personnel des associés à agir (A) puis l’absence d’obstacle résultant de procédures antérieures (B).

A. La reconnaissance d’un intérêt personnel distinct de celui de la société

L’appelante contestait la qualité et l’intérêt à agir des intimés. Elle soutenait que seul le mandataire liquidateur pouvait introduire une action pour détournement d’actifs au préjudice de la société en liquidation. Elle relevait que les associés n’étaient ni contrôleurs à la procédure collective ni représentants de la société.

La cour écarte cette argumentation. Elle rappelle que « l’intérêt à agir n’est pas subordonné à la démonstration préalable du bien fondé de l’action ». Elle précise que « pour ordonner une mesure d’instruction sur le fondement de l’article 145 du code de procédure civile, le juge des référés doit caractériser l’existence d’un litige potentiel susceptible d’opposer les parties ». Elle en déduit que « le demandeur doit seulement faire la démonstration d’un intérêt éventuel et futur à agir au fond ».

La cour ajoute que « tout associé peut, en principe, exercer une action individuelle pour demander réparation d’un préjudice personnel ». En l’espèce, les intimés invoquaient la dépréciation de leurs titres sociaux résultant des agissements de la société visée par la mesure. Ce préjudice personnel, distinct de celui subi par la société liquidée, suffisait à caractériser leur intérêt à solliciter une mesure d’instruction.

Cette solution s’inscrit dans une jurisprudence constante distinguant l’action sociale, réservée aux organes de la procédure collective, de l’action individuelle ouverte à tout associé justifiant d’un préjudice distinct. La cour confirme que cette distinction conserve toute sa pertinence au stade de la mesure d’instruction in futurum.

B. L’absence d’obstacle tiré de l’existence de procédures antérieures

L’appelante invoquait l’existence de deux contentieux en cours pour faire obstacle à la mesure sollicitée. Elle soutenait que la condition tenant à l’absence de procès au fond n’était pas remplie.

La cour rappelle que « l’existence d’une instance en cours ne constitue un obstacle à une mesure d’instruction in futurum que si l’instance au fond est ouverte sur le même litige à la date de la requête ». Elle analyse les procédures invoquées. La première, initiée en décembre 2022, portait sur la révocation de la présidente et la dissolution de la société. La seconde, engagée en référé le 29 janvier 2024, tendait à interdire la fermeture du commerce et l’expulsion de la société.

La cour constate que ces instances concernaient des litiges distincts. La mesure d’instruction sollicitée visait à établir la preuve de détournements d’actifs au profit d’une société tierce. Elle n’était pas ouverte sur le même litige que les procédures antérieures. Le moyen est donc écarté.

Cette analyse illustre l’interprétation stricte de la condition d’absence de procès au fond. La cour vérifie l’identité de litige et non la simple existence d’un contentieux entre les parties. Cette approche préserve l’utilité de la mesure d’instruction préparatoire dans les situations complexes impliquant plusieurs procédures distinctes.

II. Les conditions de dérogation au principe du contradictoire

La cour examine la motivation de l’ordonnance sur requête (A) puis le caractère proportionné de la mesure ordonnée (B).

A. La justification du recours à la procédure non contradictoire

L’appelante reprochait à la requête de ne pas justifier suffisamment la dérogation au principe du contradictoire. Elle estimait que la gravité des accusations portées imposait un débat contradictoire préalable.

La cour rappelle que « les mesures d’instruction prévues à l’article 145 du code de procédure civile ne peuvent être ordonnées sur requête que lorsque les circonstances exigent qu’elles ne soient pas prises contradictoirement ». Elle précise que « le juge de la rétractation doit rechercher, au besoin d’office, si la requête et l’ordonnance rendue sur son fondement exposent les circonstances qui justifient que la mesure réclamée ne soit pas prise contradictoirement ».

La cour constate que l’ordonnance du 20 mars 2024 est motivée et vise la requête ainsi que les pièces jointes, « ce qui vaut adoption implicite des motifs figurant dans la requête ». Elle relève que la requête exposait précisément le risque de dépérissement des preuves. Une procédure contradictoire aurait permis à la dirigeante de « s’organiser, modifier des éléments décoratifs ou de demander aux salariés de ne pas être présents au jour de la réalisation du constat ou de préparer les réponses qui seront les leurs ».

La cour valide cette motivation. Elle retient que les intimés alléguaient « l’existence vraisemblable de détournements d’actifs, de la clientèle et des salariés qui justifiait qu’il soit dérogé au principe du contradictoire pour empêcher tout dépérissement de preuves ». La nature même des faits recherchés, susceptibles de disparaître ou d’être dissimulés en cas d’alerte préalable, légitimait le recours à la procédure non contradictoire.

B. Le contrôle de proportionnalité de la mesure ordonnée

L’appelante soutenait que les pouvoirs conférés au commissaire de justice étaient disproportionnés. Elle critiquait notamment l’autorisation de consulter le registre du personnel et d’interroger les salariés, y qualifiant des « pouvoirs d’enquête attentatoires au secret des affaires ».

La cour définit le cadre du contrôle de proportionnalité. Elle précise que « la mesure sollicitée est légalement admissible lorsqu’elle est limitée à une période de temps, qu’elle est limitée dans son objet et qu’elle permet de sauvegarder, tant que faire se peut, les droits de chacun, en appréciant l’utilité de la mesure au regard des intérêts probatoires du demandeur et ce, sans porter une atteinte excessive aux intérêts de la personne qui supporte la mesure ».

La cour analyse la mission confiée au commissaire de justice. Elle relève qu’aucune saisie de document n’a été requise. Le constat consistait en un reportage photographique et une sommation interpellative. Les questions posées aux salariés portaient exclusivement sur leur activité professionnelle antérieure et leur participation à l’ouverture du nouvel établissement. Les pouvoirs d’investigation étaient « expressément circonscrits à l’activité professionnelle de la société en lien avec celle précédemment exercée par la société liquidée ».

La cour écarte le grief tiré de l’atteinte au secret des affaires. Elle observe que « seule la consultation du registre du personnel a été autorisée » et que l’appelante « n’expose pas en quoi la consultation du registre du personnel serait concerné par le secret des affaires ». Elle ajoute que la société visée « ne fait que tenir une activité de restauration de type rapide » ne disposant d’aucun secret particulier.

La cour conclut que « l’autorisation donnée par le président du tribunal de commerce dans les termes rappelés ci-dessus ne constitue pas une atteinte disproportionnée aux droits » de l’appelante. Cette appréciation confirme que le contrôle de proportionnalité s’exerce in concreto, en mettant en balance l’utilité probatoire de la mesure et l’atteinte portée aux droits de la partie qui la supporte.

Source : Cour de cassation – Base Open Data « Judilibre » & « Légifrance ».

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