Par un arrêt rendu sur question préjudicielle, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé la portée du régime d’imposition à la taxe sur la valeur ajoutée (TVA) applicable à l’affectation d’un bien à une activité économique exonérée.
En l’espèce, une municipalité propriétaire de terrains de sport donnés en location à des associations, opération exonérée de TVA, avait chargé un tiers de réaliser des travaux de transformation sur ces terrains. Une fois les travaux achevés, elle continua de louer les terrains aménagés dans le cadre de la même activité exonérée. L’administration fiscale lui notifia un redressement, estimant que l’affectation des terrains transformés à son activité de location constituait une livraison à soi-même imposable. La base d’imposition retenue incluait non seulement le coût des travaux, mais également la valeur des terrains eux-mêmes. La municipalité contesta ce redressement. Saisie du litige, la juridiction de premier degré rejeta son recours. En appel, la décision fut infirmée au motif que la législation nationale transposant la faculté d’imposition était incompatible avec la sixième directive TVA, en ce qu’elle assimilait à une livraison le fait de disposer de biens produits par des tiers. L’administration fiscale forma un pourvoi en cassation, conduisant la juridiction suprême néerlandaise à interroger la Cour de justice.
La question posée visait à déterminer si la sixième directive permettait à un État membre de percevoir la TVA sur l’affectation d’un bien immobilier à une activité exonérée, lorsque ce bien a été transformé par un tiers pour le compte de l’assujetti, en incluant dans la base d’imposition la valeur du terrain préexistant.
La Cour de justice répond par l’affirmative, mais subordonne cette possibilité à une double condition. D’une part, l’assujetti ne doit pas avoir déjà supporté une charge de TVA non déductible sur la valeur du terrain. D’autre part, l’opération ne doit pas relever d’une exonération, telle que celle applicable aux livraisons de terrains non bâtis.
La solution retenue par la Cour consacre une interprétation extensive de la notion de production d’un bien pour les besoins de l’entreprise, justifiée par un objectif de neutralité fiscale (I), tout en encadrant strictement cette faculté d’imposition par les principes fondamentaux du système commun de TVA (II).
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I. L’interprétation extensive de la notion de production de bien au service de la neutralité fiscale
La Cour de justice valide le mécanisme d’imposition en l’ancrant dans la finalité de la disposition autorisant l’assimilation à une livraison (A) et en adoptant une définition large de la notion de bien produit par l’entreprise (B).
A. La prévention des distorsions de concurrence comme justification de l’assimilation
La faculté offerte aux États membres par l’article 5, paragraphe 7, sous a), de la sixième directive vise à neutraliser les distorsions de concurrence entre opérateurs économiques. Cette disposition permet de taxer l’affectation d’un bien aux besoins d’une activité exonérée lorsque l’acquisition de ce bien auprès d’un tiers n’aurait pas ouvert droit à déduction. L’objectif est d’assurer une charge fiscale équivalente entre l’assujetti qui acquiert un bien d’entreprise taxable auprès d’un tiers et celui qui l’obtient « dans le cadre de son entreprise » sans paiement de TVA. La Cour rappelle que ce mécanisme trouve particulièrement à s’appliquer dans l’hypothèse où « une déduction, en aval, d’un montant de TVA payé en amont est exclue, l’activité économique exercée en aval étant exonérée de TVA ». La taxation de la livraison à soi-même rétablit ainsi une égalité de traitement entre des concurrents exerçant la même activité exonérée, que leurs biens d’équipement aient été achetés ou produits en interne. L’imposition litigieuse s’inscrit donc dans la logique même du système commun de TVA, qui tend à éviter qu’un opérateur ne bénéficie d’un avantage concurrentiel du simple fait de son mode d’approvisionnement.
Cette approche finaliste conduit la Cour à retenir une conception large de la production du bien.
B. L’assimilation de la transformation par un tiers à une production interne
Le point central du raisonnement de la Cour réside dans l’interprétation des termes « bien produit, construit, extrait, transformé, […] dans le cadre de son entreprise ». Pour garantir l’effet utile de la disposition, elle estime que ces notions doivent couvrir non seulement les biens intégralement réalisés par l’entreprise elle-même, mais également « ceux produits, construits, extraits ou transformés par un tiers au moyen de matières mises à disposition par ladite entreprise ». Une lecture restrictive viderait la règle de sa substance. Elle permettrait à un assujetti de s’exonérer de la taxation sur la valeur du composant principal d’un bien immobilier, le terrain, en le fournissant à un tiers chargé d’y effectuer des travaux, même de faible ampleur. En l’absence d’une telle assimilation, seule la prestation du tiers serait soumise à la TVA, créant une rupture d’égalité avec l’opérateur qui acquerrait un bien immobilier entièrement achevé. La base d’imposition de cette livraison à soi-même doit par conséquent refléter la valeur totale du bien au moment de son affectation à l’activité exonérée. La Cour juge ainsi qu’une base d’imposition constituée de « la somme de la valeur du sol supportant les terrains concernés et des coûts des transformations » peut constituer une méthode d’évaluation appropriée.
Si la Cour admet le principe d’une imposition large, elle l’assortit de garanties strictes issues des principes cardinaux de la TVA.
II. L’encadrement de l’imposition par les principes fondamentaux du système de TVA
La Cour de justice veille à ce que l’exercice de cette faculté d’imposition par les États membres ne contrevienne pas à l’économie générale de la directive. Elle pose ainsi comme limites la prohibition de la double imposition (A) et le respect des exonérations prévues par les textes (B).
A. Le principe de non-double imposition comme limite absolue
La Cour rappelle avec force l’une des caractéristiques essentielles de la TVA, qui est de ne frapper que la valeur ajoutée à chaque stade du processus économique. Il en découle qu’un même bien ou service ne saurait être taxé plusieurs fois pour la même valeur. Appliquant ce principe au cas d’espèce, elle en déduit que la faculté d’assimilation « ne saurait être employée pour percevoir un montant de TVA sur la valeur des biens que l’assujetti concerné a mis à la disposition du tiers qui les a achevés ou améliorés, pour autant que cet assujetti avait déjà, dans le cadre d’une imposition précédente, acquitté la TVA sur ladite valeur ». Une taxation réitérée de la valeur du terrain serait incompatible avec la nature même de la TVA. La Cour prend soin de confier à la juridiction nationale la mission de vérifier si l’assujetti avait, ou non, supporté une charge de TVA non déductible lors de l’acquisition initiale du sol. Si tel était le cas, une nouvelle imposition portant sur cette même valeur excéderait la faculté ouverte par la directive.
Cette première condition est complétée par une seconde, relative à la nature même de l’opération fictivement créée.
B. La subordination de la taxation à l’absence d’une exonération spécifique
L’assimilation de l’affectation d’un bien à une livraison effectuée à titre onéreux a pour conséquence de créer une opération juridique fictive. Pour que cette opération soit imposable, elle ne doit pas elle-même tomber dans le champ d’une exonération. La Cour relève l’existence de l’article 13, B, sous h), de la sixième directive, qui exonère les livraisons de biens immeubles non bâtis autres que les terrains à bâtir. Le raisonnement est implacable : si l’opération, une fois qualifiée de livraison, répond aux critères d’une exonération, cette dernière doit s’appliquer. La Cour énonce ainsi que « lorsque, en vertu de la faculté prévue à l’article 5, paragraphe 7, sous a) […], l’affectation aux besoins de l’entreprise de terrains qui ne sont ni bâtis ni à bâtir est assimilée à une livraison […], cette assimilation a pour conséquence de rendre applicable l’article 13, B, sous h), […] et de faire obstacle à toute imposition ». Il appartient donc au juge national d’apprécier si les terrains de sport litigieux, une fois revêtus d’une surface artificielle, peuvent être qualifiés de terrains bâtis ou à bâtir au sens de la directive. Dans la négative, l’imposition serait écartée, nonobstant la satisfaction des autres conditions.