Cour de justice de l’Union européenne, le 21 décembre 2016, n°C-654/15

La Cour de justice de l’Union européenne, par un arrêt de sa deuxième chambre en date du 21 décembre 2016, clarifie l’étendue du droit exclusif conféré par une marque de l’Union durant la période de cinq ans suivant son enregistrement. En l’espèce, le titulaire d’une marque de l’Union européenne figurative enregistrée en 2008 pour des services dans les domaines immobilier et de la construction a engagé une action en contrefaçon. Il reprochait à une entreprise spécialisée dans la fabrication de maisons en bois d’utiliser un logo similaire pour ses propres activités commerciales entre 2008 et 2011. L’usage prétendument contrefaisant s’est donc déroulé entièrement à l’intérieur du délai de grâce quinquennal prévu par la réglementation. Le tribunal de première instance de Stockholm avait initialement accueilli la demande en interdiction formée par le titulaire de la marque.

Saisie de l’affaire, la cour d’appel de Svea a par la suite infirmé cette décision, retenant une approche substantiellement différente. Pour apprécier l’existence d’un risque de confusion, elle a estimé que l’analyse de la similitude des produits et services devait se fonder non pas sur l’étendue de l’enregistrement formel de la marque, mais sur l’activité réellement exercée par son titulaire. Cette divergence d’interprétation a conduit la Cour suprême de Suède à saisir la Cour de justice d’une demande de décision préjudicielle. Il était ainsi demandé en substance à la Cour si le droit exclusif du titulaire d’une marque, prévu à l’article 9, paragraphe 1, sous b), du règlement n° 207/2009, devait être apprécié, au cours des cinq années suivant l’enregistrement, au regard de l’ensemble des produits et services désignés dans l’acte d’enregistrement, ou s’il était au contraire limité à ceux pour lesquels un usage sérieux avait déjà commencé.

La Cour de justice répond sans équivoque que le titulaire de la marque bénéficie d’une protection étendue. Elle juge que, durant cette période initiale, il « peut, en cas de risque de confusion, interdire aux tiers de faire usage, dans la vie des affaires, d’un signe identique ou similaire à sa marque pour tous les produits et les services identiques ou similaires à ceux pour lesquels cette marque a été enregistrée, sans devoir démontrer un usage sérieux de ladite marque pour ces produits ou ces services. » Cette solution réaffirme ainsi la plénitude du droit du titulaire dès l’enregistrement, tout en délimitant temporellement cette protection maximale et ses finalités.

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I. L’affirmation d’une protection inconditionnelle durant le délai de grâce

La décision de la Cour de justice consacre une application rigoureuse du délai de grâce de cinq ans en matière de marque de l’Union. Elle établit une nette distinction entre le droit exclusif et l’obligation d’usage qui lui est attachée (A), en se fondant sur une interprétation systémique des dispositions réglementaires (B).

A. La déconnexion du droit exclusif et de l’obligation d’usage

L’apport principal de l’arrêt réside dans la confirmation que le droit exclusif du titulaire d’une marque n’est pas conditionné par un début d’exploitation durant les cinq premières années de son existence. La Cour opère une dissociation claire entre l’acquisition du droit, qui naît de l’enregistrement, et le maintien de ce droit, qui dépendra ultérieurement de son usage sérieux. En jugeant que le titulaire peut agir en contrefaçon pour l’ensemble des produits et services visés par son enregistrement, la Cour refuse de moduler la portée de la protection en fonction de l’usage effectif durant cette période initiale. Le droit de marque est donc, pour un temps, un droit formel dont l’étendue est définie exclusivement par le libellé de son enregistrement.

Cette approche s’oppose à celle retenue par la juridiction d’appel suédoise, qui entendait limiter la protection aux seuls secteurs où le titulaire était effectivement actif. Une telle solution aurait considérablement affaibli le « délai de grâce pour entamer un usage sérieux de sa marque », comme le qualifie la Cour au paragraphe 26. Le titulaire aurait été contraint soit de débuter immédiatement l’exploitation pour tous les produits et services listés, soit d’accepter une protection amoindrie. La Cour préserve au contraire la fonction de ce délai, qui est de permettre au titulaire de préparer et de lancer sereinement son activité commerciale sans craindre une contestation prématurée de ses droits.

B. Une interprétation systémique au service de la sécurité juridique

Pour parvenir à cette solution, la Cour de justice procède à une lecture combinée des articles 9, 15 et 51 du règlement sur la marque de l’Union européenne. Elle déduit de l’économie générale du texte que la seule sanction prévue en cas de défaut d’usage sérieux est la déchéance des droits du titulaire. Or, cette déchéance ne peut être prononcée, selon l’article 51, paragraphe 1, sous a), qu’à l’issue « d’une période ininterrompue de cinq ans » de non-usage. Par un raisonnement a contrario, la Cour conclut que tant que cette période n’est pas expirée, aucune sanction liée à l’absence d’usage ne peut affecter l’étendue du droit exclusif.

Cette interprétation est conforme à la finalité du système, qui vise à offrir un équilibre entre la protection des investissements des titulaires et la nécessité de ne pas encombrer indéfiniment le registre des marques. En garantissant une protection complète pendant cinq ans, le législateur de l’Union et la Cour offrent une sécurité juridique maximale au moment le plus stratégique, celui du lancement de la marque. Le titulaire est ainsi assuré que l’étendue de sa protection correspond précisément à celle qu’il a sollicitée lors de l’enregistrement, lui permettant d’agir efficacement contre les atteintes précoces à son monopole. La décision renforce donc la prévisibilité du droit pour les nouveaux acteurs économiques.

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II. La portée d’une solution pragmatique : entre encouragement à l’investissement et risque de stratégies défensives

En clarifiant l’étendue de la protection durant le délai de grâce, la Cour adopte une position pragmatique qui conforte le titulaire de la marque dans son développement commercial (A). Cette solution n’est cependant pas sans limites, la protection accordée étant strictement temporaire et encadrée pour prévenir les abus (B).

A. La consolidation des droits du titulaire comme instrument de développement commercial

La solution retenue par la Cour constitue un soutien important pour les entreprises qui investissent dans la création et le lancement de nouvelles marques. En leur garantissant un monopole plein et entier dès l’enregistrement et pour une durée de cinq ans, elle leur permet de déployer leur stratégie commerciale sur l’ensemble du périmètre envisagé, même si ce déploiement est progressif. Le titulaire peut ainsi planifier le lancement de différentes gammes de produits ou services sous sa marque sans craindre que des tiers n’occupent prématurément une partie du terrain qu’il s’est réservé.

Cette protection étendue simplifie également l’action en contrefaçon durant cette phase initiale. Le débat judiciaire se concentre sur la similitude des signes et le risque de confusion, sans qu’il soit nécessaire pour le titulaire d’apporter la preuve, parfois complexe, d’un usage sérieux pour chaque produit ou service concerné. Cette facilité probatoire constitue un avantage non négligeable, rendant la défense des droits plus rapide et moins coûteuse. L’arrêt renforce ainsi l’attractivité de la marque de l’Union européenne comme outil de protection pour les entreprises opérant sur le marché intérieur.

B. Une protection étendue mais strictement temporaire, rappelant l’exigence finale de l’usage

Si la protection accordée est large, la Cour prend soin de rappeler son caractère temporaire. Le délai de grâce n’est pas un droit à un monopole perpétuel en l’absence d’exploitation. La contrepartie de cette protection initiale inconditionnelle est l’obligation stricte, à l’issue des cinq ans, de justifier d’un usage sérieux pour les produits et services enregistrés, sous peine de déchéance. La Cour le souligne implicitement au paragraphe 28, en évoquant la possibilité pour un défendeur, après l’expiration du délai, d’invoquer le non-usage par le biais d’une demande reconventionnelle ou d’une défense au fond.

Cette limite temporelle est essentielle pour prévenir les dérives stratégiques, notamment les enregistrements de marques à titre purement défensif. Une entreprise pourrait être tentée d’enregistrer une marque pour une liste très étendue de produits et services sans réelle intention de les exploiter, dans le seul but de bloquer des concurrents. La solution de la Cour ne favorise que temporairement de telles stratégies. Passé le délai de cinq ans, la marque devient vulnérable à une action en déchéance, ce qui constitue un mécanisme de régulation efficace pour libérer les signes non utilisés et garantir le respect de la fonction essentielle de la marque, qui est de distinguer l’origine des produits et services dans la vie des affaires.

Source : Cour de cassation – Base Open Data « Judilibre » & « Légifrance ».

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