Par une décision déclarant l’irrecevabilité d’un renvoi préjudiciel, la Cour de justice de l’Union européenne a été amenée à se prononcer sur les conditions de recevabilité d’une question portant sur l’application du mécanisme d’autoliquidation de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA).
En l’espèce, un particulier a réalisé de nombreuses transactions immobilières entre 2005 et 2009. À la suite d’un contrôle fiscal en 2010, l’administration fiscale roumaine a estimé que ces opérations constituaient une activité économique, conférant rétroactivement au vendeur la qualité d’assujetti à la TVA. Un avis d’imposition a donc été émis pour les ventes conclues depuis le 1er février 2006. Le particulier a contesté cette décision, arguant que pour les transactions réalisées avec des acquéreurs eux-mêmes identifiés à la TVA, le mécanisme d’autoliquidation, alors obligatoire en droit interne pour les transactions foncières entre assujettis, aurait dû être appliqué. Il soutenait que son identification tardive à la TVA n’était qu’une condition formelle ne pouvant faire obstacle à l’application de ce régime. L’administration fiscale a rejeté cette demande au motif que l’application de l’autoliquidation était soumise à la condition impérative que le fournisseur et l’acquéreur soient tous deux identifiés à la TVA au moment de l’opération. Saisie du litige, la Curtea de Apel Bucureşti a décidé de surseoir à statuer pour demander à la Cour de justice si la directive 2006/112 s’opposait à une pratique nationale refusant le bénéfice de l’autoliquidation à une personne identifiée à la TVA d’office et a posteriori, au seul motif qu’elle n’était pas identifiée avant la transaction.
La question posée à la Cour était donc de savoir si le droit de l’Union interdisait à une administration nationale de conditionner l’application obligatoire du mécanisme de l’autoliquidation à l’identification formelle du fournisseur à la TVA préalablement à la réalisation de l’opération imposable.
La Cour de justice a déclaré la demande de décision préjudicielle irrecevable. Elle a estimé que la question posée revêtait un caractère hypothétique, dès lors que les conditions d’application du mécanisme d’autoliquidation prévues par la directive 2006/112 n’étaient manifestement pas réunies dans l’affaire au principal, rendant ainsi la réponse de la Cour inutile à la résolution du litige.
Cette décision illustre le contrôle rigoureux exercé par la Cour sur la pertinence des questions qui lui sont soumises (I), aboutissant à un renvoi de la problématique de fond à l’appréciation du juge national (II).
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I. Le contrôle rigoureux de la recevabilité du renvoi préjudiciel
La Cour, avant de se prononcer sur le fond, procède à une analyse méticuleuse des conditions de recevabilité de la question posée. Elle écarte d’abord les éléments manifestement hors de sa compétence (A) pour ensuite se concentrer sur le caractère non hypothétique de la question, condition décisive de sa recevabilité (B).
A. Le filtrage liminaire du champ d’application de la saisine
La Cour effectue une première série de vérifications destinées à délimiter précisément le cadre juridique et factuel de son intervention. Elle commence par écarter toute interprétation du droit de l’Union pour des faits antérieurs à l’adhésion de l’État membre concerné. Ainsi, elle se déclare incompétente pour une transaction de 2006, la Roumanie n’ayant rejoint l’Union qu’au 1er janvier 2007. Cette démarche réaffirme le principe selon lequel « la Cour est compétente pour interpréter le droit de l’Union uniquement pour ce qui concerne l’application de celui-ci dans un nouvel État membre à partir de la date d’adhésion de ce dernier ».
Ensuite, la Cour s’assure de la pertinence des textes visés par la juridiction de renvoi. Elle constate que seule la directive 2006/112 est applicable, celle-ci ayant abrogé et remplacé la sixième directive 77/388 avant la période pertinente des faits. Enfin, face aux doutes exprimés par la Commission quant à la qualité d’assujetti du vendeur, la Cour rappelle qu’il ne lui « appartient pas de se prononcer sur l’interprétation et l’applicabilité de dispositions nationales ou d’établir les faits pertinents ». Elle s’en tient donc à la qualification retenue par la juridiction de renvoi, qui a agi dans le cadre de la répartition des compétences entre les juridictions nationales et celle de l’Union.
B. La vérification décisive du caractère non hypothétique de la question
L’examen principal de la Cour porte sur le lien entre la question posée et la réalité du litige. Une question est irrecevable si elle est « de nature hypothétique » ou si la Cour ne dispose pas des éléments nécessaires pour « répondre de façon utile ». La demande préjudicielle reposait sur la prémisse que le mécanisme d’autoliquidation prévu par la directive pouvait s’appliquer. La Cour examine donc si cette prémisse est exacte.
Elle rappelle que l’autoliquidation est une exception au principe selon lequel le redevable est le fournisseur. Pour les opérations immobilières, l’article 199, paragraphe 1, sous c), de la directive 2006/112 n’autorise ce mécanisme que pour les livraisons de biens immeubles normalement exonérées, pour lesquelles l’assujetti a expressément « opté pour la taxation » conformément à l’article 137. Or, la Cour constate que le vendeur n’a jamais exercé une telle option ; au contraire, il a contesté son assujettissement à la TVA. Par conséquent, les conditions d’application du mécanisme d’autoliquidation prévues par la directive elle-même n’étaient pas remplies. La question de savoir si une condition formelle (l’identification préalable) pouvait faire obstacle à ce mécanisme devenait sans objet, car le mécanisme était de toute façon inapplicable sur le fond. C’est pourquoi la Cour conclut que « la question préjudicielle, qui porte sur les modalités d’application de ce mécanisme, revêt un caractère hypothétique et que la réponse à celle-ci n’est pas nécessaire à la résolution du litige au principal ».
II. La portée limitée d’une décision fondée sur l’irrecevabilité
En déclarant la demande irrecevable, la Cour de justice se refuse à trancher une question de principe importante (A), laissant ainsi au juge national la pleine responsabilité de résoudre le litige à la lumière du droit interne (B).
A. Le refus de statuer sur le fond du débat juridique
La décision de la Cour laisse entière la question de fond qui animait le litige : une condition d’identification formelle à la TVA peut-elle prévaloir sur les conditions matérielles d’application d’un régime fiscal et faire échec à son application rétroactive ? La jurisprudence de la Cour a souvent considéré que l’identification à la TVA n’était qu’une exigence formelle ne pouvant remettre en cause le droit à déduction si les conditions de fond sont remplies. La juridiction de renvoi s’interrogeait légitimement sur la transposition de ce raisonnement au mécanisme de l’autoliquidation.
En se fondant sur le caractère hypothétique de la question, la Cour pratique une forme d’économie de jugement. Elle évite de se prononcer de manière abstraite sur l’articulation entre conditions de forme et de fond en matière de TVA. Cette retenue, si elle garantit que les arrêts de la Cour restent ancrés dans la réalité des faits qui lui sont soumis, laisse les justiciables et les juridictions nationales sans réponse claire sur une question susceptible de se poser dans d’autres contextes. La valeur de la décision est donc principalement procédurale et pédagogique, rappelant aux juges nationaux l’impératif de vérifier la pertinence de leurs questions au regard du droit de l’Union.
B. Le renvoi de la charge de la solution au juge national
La conséquence directe de l’irrecevabilité est que la procédure « revêtant, à l’égard des parties au principal, le caractère d’un incident soulevé devant la juridiction de renvoi, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens ». Plus fondamentalement, il lui appartient de trancher le litige. La juridiction roumaine doit désormais résoudre seule la controverse, sans l’éclairage qu’elle sollicitait de la Cour de justice.
Cependant, l’analyse menée par la Cour n’est pas sans utilité. En démontrant que le mécanisme d’autoliquidation prévu par la directive ne s’appliquait pas en l’espèce, elle fournit indirectement une orientation décisive. Le juge national devra vérifier si la législation interne qui rendait l’autoliquidation obligatoire pour les transactions foncières constituait une transposition du régime optionnel et limité de la directive ou si elle avait une portée plus large, autorisée par une autre base légale. Faute d’une telle base, le raisonnement de la Cour suggère fortement que la demande du particulier ne pouvait aboutir, non pas en raison de son défaut d’identification préalable, mais parce que le régime d’autoliquidation lui-même n’était pas matériellement applicable à ses opérations. La solution se trouve donc bien dans une analyse stricte du droit national à la lumière du cadre contraignant posé par la directive.