Cour de justice de l’Union européenne, le 13 juin 2018, n°C-421/17

Par un arrêt du 13 juin 2018, la Cour de justice de l’Union européenne, réunie en sa septième chambre, a été amenée à se prononcer sur l’assujettissement à la taxe sur la valeur ajoutée d’un transfert de bien immobilier réalisé par une société en contrepartie du rachat de ses propres actions. En l’espèce, une société anonyme de droit polonais, assujettie à la TVA dans le cadre de son activité de fabrication de produits pharmaceutiques, envisageait de racheter les actions détenues par l’un de ses actionnaires. La particularité de l’opération résidait dans le fait que la contrepartie de ce rachat ne consistait pas en une somme d’argent, mais en un transfert de propriété portant sur des biens immobiliers appartenant à la société.

Saisie d’une demande de rescrit fiscal, l’administration fiscale polonaise a considéré que la cession de l’immeuble constituait une livraison de biens à titre onéreux soumise à la TVA. La société a contesté cette position devant le tribunal administratif de voïvodie de Łódź, qui a annulé la décision administrative. La juridiction a estimé que l’opération formait un tout complexe et indivisible, à savoir le retrait d’actions, lequel n’est pas soumis à la TVA, et que, par conséquent, le transfert de l’immeuble ne pouvait être taxé séparément. L’administration fiscale a alors formé un pourvoi devant le Naczelny Sąd Administracyjny, la Cour suprême administrative de Pologne. Celle-ci, éprouvant des doutes quant à l’interprétation du droit de l’Union, a décidé de surseoir à statuer et de poser une question préjudicielle à la Cour de justice.

La question posée était de savoir si la cession par une société anonyme de biens immobiliers à un actionnaire, en contrepartie du retrait des actions de ce dernier, devait être qualifiée d’opération soumise à la TVA en vertu de l’article 2, paragraphe 1, sous a), de la directive 2006/112/CE. La Cour de justice a répondu par l’affirmative, considérant qu’une telle opération constitue une livraison de biens à titre onéreux imposable, à la condition que les biens immobiliers concernés soient affectés à l’activité économique de la société.

Cette solution conduit la Cour à réaffirmer une conception large du champ d’application de la TVA, en se fondant sur une analyse distincte des différentes prestations qui composent une opération complexe (I). En conséquence, l’arrêt renforce la portée du principe de neutralité fiscale en prévenant que des opérations sur le capital ne puissent servir à éluder l’imposition de la sortie d’un actif de l’entreprise (II).

I. L’assujettissement de la livraison de l’immeuble à une analyse autonome

La Cour de justice justifie l’assujettissement de l’opération à la TVA en la décomposant en deux prestations réciproques, ce qui permet de la qualifier de livraison à titre onéreux (A) et de lier son imposition à l’affectation économique du bien (B).

A. La qualification de l’opération en livraison à titre onéreux

Pour la Cour, une livraison de biens est effectuée « à titre onéreux » dès lors qu’il existe un rapport juridique entre le fournisseur et l’acquéreur au cours duquel des prestations réciproques sont échangées. La rémunération perçue par le fournisseur doit constituer la contre-valeur effective du bien fourni. Or, dans le cas d’espèce, la Cour constate que la société anonyme transfère la propriété d’un bien immobilier à son actionnaire, et que ce dernier lui transfère en retour la propriété des actions qu’il détient. Il en résulte que « il s’agit d’un rapport juridique au cours duquel des prestations réciproques sont échangées, l’une constituant la contre-valeur de l’autre ».

Ce faisant, la Cour écarte la thèse d’une opération complexe unique et indivisible qui aurait été dans son ensemble hors du champ de la TVA au motif que son élément principal, le retrait d’actions, n’est pas une activité économique. Elle privilégie une approche analytique en vertu de laquelle chaque flux doit être examiné séparément. Le transfert de l’immeuble par la société est ainsi une prestation distincte du transfert des actions par l’actionnaire. Cette dissociation est essentielle, car elle permet de soumettre l’une des prestations à la TVA sans égard pour le régime fiscal applicable à l’autre. La Cour considère que les actions remises par l’actionnaire constituent bien une contrepartie, une rétribution pour la livraison de l’immeuble, même si cette contrepartie n’est pas monétaire.

B. La condition tenant à l’affectation du bien à l’activité économique

Après avoir établi le caractère onéreux de la livraison, la Cour examine si la société a agi « en tant qu’assujetti ». Un assujetti n’agit en cette qualité que lorsqu’il effectue une opération dans le cadre de son activité économique. La notion d’activité économique, définie à l’article 9 de la directive TVA, a un champ d’application très large et un caractère objectif, l’activité étant considérée en elle-même, indépendamment de ses buts ou de ses résultats. En l’occurrence, la Cour ne tranche pas définitivement ce point mais fournit à la juridiction de renvoi la clé d’analyse.

La solution dépend de l’affectation du bien immobilier transféré. Si le bien était affecté à l’activité économique de la société, alors son transfert constitue une opération réalisée par un assujetti agissant en tant que tel. La Cour précise que « le seul fait que ce transfert de propriété aurait pour cause le paiement de ces actions et que cette opération s’inscrirait dans le contexte d’une restructuration de Polfarmex ne saurait pour autant mener à considérer qu’une telle livraison de biens immeubles est exclue du champ d’application » de la directive. En conclusion de son raisonnement, elle formule une réserve décisive : l’opération constitue une livraison soumise à la TVA « pour autant que lesdits biens immeubles sont affectés à l’activité économique de cette même société anonyme ». La solution consacre donc une logique patrimoniale : c’est le statut du bien dans le patrimoine de l’entreprise qui détermine le régime fiscal de sa sortie.

II. La portée de la décision au regard des principes fondamentaux de la TVA

En distinguant clairement la livraison du bien de l’opération sur titres (A), la Cour de justice confère toute son effectivité au principe de neutralité fiscale (B), empêchant que le droit des sociétés ne devienne un instrument d’optimisation fiscale.

A. La distinction réaffirmée entre la cession d’actifs et l’opération sur titres

L’arrêt tire sa force de la distinction nette qu’il opère entre deux régimes juridiques. D’une part, la Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle « la simple acquisition et la seule détention d’actions ne doivent pas être considérées comme des “activités économiques” ». Il en va de même pour leur cession. Le retrait d’actions, qui est une forme de cession à la société émettrice, échappe donc par nature au champ de la TVA. Cette opération relève de la gestion purement financière du patrimoine, l’éventuel dividende ou la plus-value résultant de la simple propriété d’un titre et non de l’exploitation d’un bien pour en tirer des recettes de caractère permanent.

D’autre part, la livraison d’un bien corporel affecté à l’activité d’une entreprise relève, elle, pleinement du champ de la TVA. En refusant de laisser l’opération sur titres contaminer le régime fiscal de la livraison du bien, la Cour préserve l’intégrité du système de la TVA. Elle évite ainsi que le transfert d’un actif de l’entreprise, qui aurait été taxé s’il avait été vendu contre une somme d’argent, ne puisse échapper à l’impôt au seul motif que sa contrepartie est constituée de titres de la société. La valeur de cet arrêt réside dans cette clarification, qui prévient la création d’une brèche dans le système commun de la TVA.

B. Le renforcement du principe de neutralité fiscale

La solution retenue par la Cour de justice est une application rigoureuse du principe de neutralité fiscale. Ce principe, rappelé au considérant 7 de la directive, exige que les biens et les services semblables supportent la même charge fiscale sur le territoire d’un État membre, quelle que soit la longueur du circuit de production et de distribution. En soumettant à la TVA la livraison d’un bien d’entreprise quelle que soit la nature de sa contrepartie, monétaire ou en nature sous forme de titres, la Cour garantit une égalité de traitement entre les différentes modalités de sortie d’un actif.

La portée de cette décision est donc considérable. Elle signifie que les opérations de restructuration du capital d’une société, bien que relevant du droit des sociétés, ne sauraient faire obstacle à l’application des règles de la TVA lorsque ces opérations impliquent le transfert de biens affectés à l’activité économique. La Cour envoie un signal clair : la qualification juridique d’une opération au regard du droit national des sociétés est sans incidence sur son traitement au regard de la TVA, qui obéit à sa propre logique économique. Cette solution assure la cohérence du système fiscal et limite les possibilités d’arbitrage entre les différentes manières de réaliser une même opération économique.

Source : Cour de cassation – Base Open Data « Judilibre » & « Légifrance ».

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