Cour de justice de l’Union européenne, le 27 avril 2022, n°C-674/20

Par un arrêt du 27 avril 2022, la Cour de justice de l’Union européenne a précisé les contours de l’autonomie fiscale des États membres face aux obligations découlant du droit de l’Union en matière de services de la société de l’information. Un litige a été initié par une société d’intermédiation en ligne devant la Cour constitutionnelle de Belgique, contestant une ordonnance de la Région de Bruxelles-Capitale. Cette réglementation instaurait une taxe touristique forfaitaire et, pour en assurer le recouvrement, imposait aux intermédiaires de communiquer à l’administration fiscale des informations sur les exploitants d’hébergements touristiques, le nombre de nuitées et les unités exploitées. L’entreprise requérante soutenait que cette obligation d’information constituait une restriction à la libre prestation des services, contraire à la directive 2000/31/CE sur le commerce électronique.

Saisie d’une question préjudicielle, la Cour de justice a dû déterminer si une telle mesure nationale, bien qu’intégrée dans une réglementation fiscale, relevait du champ d’application de la directive précitée. En effet, celle-ci exclut explicitement le « domaine de la fiscalité ». La question se posait également de savoir si, en cas d’exclusion, cette obligation d’information constituait une entrave à la libre prestation de services garantie par l’article 56 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne. La Cour a jugé que l’obligation de communication des données est « indissociable, quant à sa nature, de la réglementation dont elle fait partie » et relève par conséquent du domaine de la fiscalité exclu du champ de la directive. Elle a ajouté qu’une telle réglementation ne se heurte pas à l’interdiction posée par l’article 56 TFUE.

L’analyse de la décision révèle une délimitation claire entre la réglementation des services numériques et la prérogative fiscale des États (I), tout en confirmant que l’exercice de cette prérogative reste soumis au respect des libertés fondamentales du marché intérieur (II).

I. L’exclusion de l’obligation d’information du champ de la directive sur le commerce électronique

La Cour de justice fonde sa solution sur une interprétation large de l’exception fiscale prévue par la directive (A), ce qui la conduit à considérer la mesure litigieuse comme intrinsèquement liée au régime fiscal qu’elle sert (B).

A. Une conception extensive du « domaine de la fiscalité »

La Cour rappelle que l’exclusion du « domaine de la fiscalité », prévue à l’article 1er, paragraphe 5, de la directive 2000/31, doit être interprétée de manière large. Ce raisonnement s’appuie sur le fait que la directive a été adoptée sur le fondement de l’article 114 TFUE, lequel exclut expressément de son champ d’application les « dispositions fiscales ». La jurisprudence antérieure a précisé que cette notion couvre non seulement les règles matérielles mais aussi les règles procédurales, y compris les modalités de recouvrement des impôts. Par conséquent, les juges estiment que « les modalités de recouvrement des impositions de quelque nature que ce soit ne pouvaient être dissociées du système de taxation ou d’imposition auquel celles-ci se rattachent ».

Cette interprétation est renforcée par une analyse littérale des termes « domaine de la fiscalité », jugés plus vastes que la simple notion de « fiscalité ». La Cour établit ainsi un parallèle avec l’interprétation de la notion de « domaine des transports », qui est plus étendue que celle de « services de transports ». En adoptant une telle approche, la Cour préserve l’intégrité des compétences des États membres en matière fiscale. Elle affirme que le législateur de l’Union, en harmonisant les règles du commerce électronique, n’a pas entendu empiéter sur les prérogatives des États dans la conception et l’application de leurs systèmes d’imposition.

B. Le lien indissociable entre l’obligation d’information et la mesure fiscale

La Cour examine ensuite la nature de l’obligation imposée aux intermédiaires. Bien que ces derniers ne soient pas les redevables de la taxe, l’obligation de transmettre des informations à l’administration fiscale est jugée essentielle à la mise en œuvre de l’imposition. La Cour souligne que les informations demandées « sont indissociables, quant à leur substance, de ladite réglementation, puisqu’elles seules sont de nature à identifier le redevable effectif de ladite taxe, l’assiette de cette dernière (…) et, par conséquent, son montant ». Le caractère instrumental de la mesure la rattache donc de façon indissoluble à la taxe elle-même.

En conséquence, la mesure ne peut être qualifiée de réglementation visant spécifiquement un service de la société de l’information. Elle est plutôt un outil de collecte fiscale qui s’applique à toute forme d’intermédiation, qu’elle soit numérique ou non. Cette analyse permet de conclure que la mesure litigieuse ne relève pas du champ d’application de la directive 2000/31. La solution apportée clarifie ainsi que les plateformes numériques, bien que prestataires de services de la société de l’information, ne sauraient se prévaloir de cette directive pour se soustraire à des obligations d’information destinées à garantir l’efficacité de la collecte de l’impôt par les autorités nationales.

II. La validation de l’obligation d’information au regard de la libre prestation de services

Après avoir écarté l’application du droit dérivé, la Cour examine la compatibilité de l’obligation d’information avec le droit primaire, et plus précisément l’article 56 TFUE. Elle conclut à l’absence d’une restriction caractérisée (A), affirmant ainsi la légitimité des compétences fiscales des États membres face aux nouveaux modèles économiques (B).

A. L’absence d’une restriction à la libre prestation de services

La Cour analyse si l’obligation d’information constitue une entrave à la libre prestation de services. Elle constate que la réglementation s’applique de manière non discriminatoire à tous les intermédiaires opérant dans la région concernée, indépendamment de leur lieu d’établissement ou de leur mode d’opération. La mesure n’a pas pour objet de réglementer les conditions d’exercice du service d’intermédiation, mais impose une obligation a posteriori liée à une prestation déjà réalisée. Citant sa jurisprudence constante, la Cour juge que les effets restrictifs d’une telle législation sont « trop aléatoires et trop indirects pour que l’obligation qu’elle édicte puisse être regardée comme étant de nature à entraver cette liberté ».

La Cour rejette également l’argument selon lequel la mesure affecterait en pratique davantage les plateformes numériques. Elle admet que ces dernières pourraient être soumises à une obligation de transmission plus fréquente, mais précise que « cette obligation plus grande n’est que le reflet d’un nombre de transactions plus important ». Il ne s’agit donc pas d’une discrimination, mais d’une conséquence logique de leur part de marché. De même, les coûts supplémentaires engendrés par la collecte et la transmission des données ne sont pas considérés comme une restriction, car ils affectent de la même manière les prestataires nationaux et ceux des autres États membres.

B. L’affirmation de la compétence fiscale des États membres face aux plateformes numériques

Au-delà de l’analyse technique, cette décision a une portée significative pour l’équilibre entre le marché unique et la souveraineté fiscale des États. La Cour reconnaît implicitement que l’efficacité de la collecte de l’impôt est un objectif légitime qui peut justifier certaines contraintes pour les opérateurs économiques. En jugeant que l’obligation d’information ne contrevient pas à l’article 56 TFUE, elle conforte la capacité des autorités nationales à adapter leurs outils de contrôle fiscal à l’économie numérique. Les plateformes ne peuvent se prévaloir des libertés de circulation pour échapper à des contraintes qui permettent d’assurer une juste contribution des activités économiques qu’elles facilitent.

La solution apparaît pragmatique, car les données visées par l’obligation de communication sont généralement déjà collectées et conservées par les plateformes pour leurs propres besoins commerciaux. Comme le relève la Cour, la conservation de données est inhérente à des services tels que les systèmes de notation. Le coût supplémentaire lié à leur transmission à l’administration fiscale est donc jugé réduit. La décision envoie ainsi un signal clair : la participation à l’économie d’un État membre implique une coopération avec ses autorités fiscales, même pour des acteurs dont le siège est établi dans un autre pays de l’Union.

Source : Cour de cassation – Base Open Data « Judilibre » & « Légifrance ».

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