Par un arrêt dont la portée est significative pour les bénéficiaires de financements européens, la Cour de justice de l’Union européenne est venue préciser les règles de justification des dépenses engagées dans le cadre d’opérations cofinancées par les Fonds structurels. En l’espèce, une entité, bénéficiaire finale d’une aide, avait procédé à la construction d’un bâtiment par ses propres moyens, sans recourir à des prestataires externes. Lors du contrôle des dépenses, l’autorité de gestion a contesté les pièces justificatives produites, qui consistaient notamment en un journal de chantier et un registre comptable interne. Le bénéficiaire a alors contesté ce refus devant une juridiction nationale. Saisie d’une question préjudicielle, la juridiction de renvoi a interrogé la Cour sur l’interprétation du point 2.1 de la règle n° 1 de l’annexe du règlement (CE) n° 1685/2000, afin de déterminer si de tels documents internes pouvaient être admis comme preuve des dépenses. La question posée revenait donc à s’interroger sur la nature et la flexibilité des modes de preuve des coûts supportés par un bénéficiaire réalisant lui-même un projet. La Cour de justice y répond en posant un principe strict, qu’elle nuance par l’admission d’une équivalence probatoire soumise à un contrôle rigoureux.
Il convient ainsi d’analyser l’interprétation stricte retenue par la Cour quant aux pièces justificatives admissibles (I), avant d’examiner la reconnaissance conditionnelle d’une valeur probante pour des documents alternatifs (II).
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I. L’interprétation stricte des pièces justificatives admissibles
La Cour adopte une lecture rigoureuse du règlement, réaffirmant d’une part le caractère limitatif des documents probants prévus par le texte (A) et excluant, d’autre part, par principe, les documents établis unilatéralement par le bénéficiaire (B).
A. Le principe d’une liste exhaustive de documents probants
La juridiction de l’Union européenne énonce une règle claire en matière de justification des dépenses cofinancées. Elle juge que la disposition en cause « ne permet pas au bénéficiaire final d’un financement pour la construction d’un bâtiment, qui a réalisé celle-ci par ses propres moyens, de justifier les dépenses encourues par la production de documents autres que ceux expressément mentionnés par cette disposition ». Cette position consacre une approche littérale du texte, privilégiant la sécurité juridique et la standardisation des contrôles au sein de l’Union. L’objectif poursuivi par le législateur européen, à travers le règlement n° 1685/2000, est d’assurer une gestion saine et transparente des Fonds structurels. Une interprétation extensive des catégories de preuves admissibles risquerait de créer une incertitude et de complexifier la tâche des autorités de gestion et d’audit, tout en ouvrant la voie à des irrégularités.
En affirmant le caractère limitatif de la liste des pièces justificatives, la Cour entend garantir une application uniforme du droit de l’Union sur l’ensemble de son territoire. Cette rigueur formelle vise à prévenir les fraudes et à assurer que seules les dépenses réellement et correctement engagées fassent l’objet d’un cofinancement. La solution protège ainsi l’intégrité du budget de l’Union. Le bénéficiaire est donc tenu, en premier lieu, de fournir les documents explicitement visés par la réglementation, tels que des factures acquittées ou des pièces comptables ayant une force probante directement reconnue. Pour des travaux réalisés en interne, cette exigence soulève toutefois des difficultés pratiques considérables, les documents classiques faisant souvent défaut.
B. Le rejet de principe des documents internes unilatéraux
La décision de la Cour découle logiquement de la nature même des documents qui lui étaient soumis. Un journal de chantier ou un registre comptable interne sont des pièces créées par le bénéficiaire lui-même pour ses propres besoins de suivi. Contrairement à une facture émise par un tiers, ces documents ne présentent pas les mêmes garanties d’objectivité et de fiabilité. Ils sont, par essence, unilatéraux et ne résultent pas d’une transaction avec une partie externe, ce qui affaiblit leur valeur probante intrinsèque. La Cour, sans le dire explicitement, se montre méfiante envers des preuves que le bénéficiaire peut potentiellement élaborer a posteriori ou modifier pour les faire coïncider avec les montants déclarés.
Ce refus de principe trouve son fondement dans la nécessité d’une piste d’audit fiable et vérifiable par des tiers. Les dépenses liées à des travaux en régie, qui incluent des coûts de personnel, l’amortissement de matériel ou l’utilisation de stocks, sont particulièrement difficiles à tracer sans une documentation rigoureuse et objective. Permettre leur justification par de simples registres internes reviendrait à affaiblir considérablement le niveau d’exigence probatoire requis pour l’octroi de fonds publics. La Cour renforce ainsi l’idée qu’une dépense, pour être éligible, doit être non seulement effective mais aussi prouvée par des moyens offrant une garantie suffisante d’authenticité et d’exactitude.
Toutefois, la Cour n’exclut pas toute alternative de manière absolue. Elle ménage une ouverture en admettant la notion de « pièces comptables de valeur probante équivalente », dont elle précise aussitôt les contours exigeants.
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II. La reconnaissance conditionnelle d’une valeur probante équivalente
La Cour nuance la sévérité de son principe en définissant les critères permettant de reconnaître une valeur probante à des documents alternatifs (A), confiant ainsi aux juridictions nationales la charge d’un contrôle concret et approfondi (B).
A. La soumission de l’équivalence à des critères de fond
La deuxième partie du raisonnement de la Cour constitue le cœur de sa réponse à la juridiction de renvoi. Elle admet qu’un journal de chantier et un registre comptable puissent être qualifiés de « pièces comptables de valeur probante équivalente », mais seulement sous de strictes conditions. Ces documents ne sont recevables « que si, eu égard à leur contenu concret et aux règles nationales pertinentes, ces documents sont de nature à prouver l’effectivité des dépenses encourues par ledit bénéficiaire final, en donnant une image fidèle et précise de celles-ci ». La Cour déplace ainsi l’analyse du terrain de la nature formelle du document vers celui de sa substance et de sa fiabilité.
Deux critères cumulatifs sont ainsi posés. Le premier porte sur le « contenu concret » des documents : ceux-ci doivent être suffisamment détaillés et structurés pour permettre de reconstituer la réalité des coûts engagés. Un simple relevé d’heures ou une liste de matériaux sans justificatifs d’achat ne sauraient suffire. Le second critère renvoie aux « règles nationales pertinentes ». La Cour reconnaît ici que la valeur probante d’un document comptable peut dépendre du cadre juridique national. Si le droit d’un État membre confère une certaine force à de tels registres, sous réserve de certaines exigences de tenue, cette circonstance doit être prise en compte. L’équivalence n’est donc pas une notion purement européenne, mais s’apprécie au regard de chaque système juridique national.
B. La portée de la solution : un contrôle au cas par cas dévolu au juge national
En définissant ces critères, la Cour de justice de l’Union européenne ne tranche pas elle-même le litige au fond. Elle fournit une grille d’analyse à la juridiction nationale, qui reste seule compétente pour l’appliquer aux faits de l’espèce. C’est donc au juge national qu’il appartiendra d’examiner en détail le journal de chantier et le registre comptable pour déterminer s’ils offrent une « image fidèle et précise » des dépenses. Cette approche est caractéristique du dialogue entre les juges et du mécanisme du renvoi préjudiciel. La Cour dit le droit européen, et le juge national l’applique, en procédant à une analyse factuelle approfondie.
La portée de cet arrêt est donc essentielle pour les praticiens. Il clarifie que la réalisation de projets en régie par les bénéficiaires de Fonds structurels n’est pas privée de moyens de preuve, mais que la charge de démontrer la fiabilité de ces preuves alternatives pèse entièrement sur le bénéficiaire. Ce dernier doit anticiper les exigences de contrôle en mettant en place une comptabilité analytique et une documentation interne suffisamment robustes pour satisfaire aux critères posés par la Cour. La solution, tout en étant rigoureuse, fait ainsi preuve de pragmatisme en ne fermant pas complètement la porte à la justification des dépenses pour les travaux réalisés en interne, mais en la soumettant à un examen de fond exigeant, garant de la bonne utilisation des deniers publics européens.