Par une décision préjudicielle, la Cour de justice de l’Union européenne précise les conditions d’éligibilité des tourbières aux paiements prévus dans le cadre du réseau Natura 2000. En l’espèce, une juridiction nationale a été saisie d’un litige opposant le propriétaire d’une tourbière à une autorité nationale concernant le refus de verser une compensation au titre du réseau Natura 2000. Le propriétaire se voyait interdire une activité économique, la culture de canneberges, sur un terrain qu’il avait acquis en connaissant déjà cette contrainte. Saisie de plusieurs questions préjudicielles, la Cour de justice a dû interpréter le règlement (UE) n° 1305/2013 relatif au soutien au développement rural. Il s’agissait de déterminer si les tourbières, en tant que telles, sont incluses dans le champ des paiements Natura 2000, quelle est la marge de manœuvre des États membres pour exclure ou limiter ces paiements, et si le droit à une indemnisation subsiste lorsque le propriétaire connaissait la restriction d’usage lors de l’acquisition du bien. La Cour répond que les tourbières ne sont pas exclues par principe, mais que les États membres disposent de la faculté de les écarter du dispositif de paiement. Elle précise en outre qu’aucune indemnisation n’est due lorsque la restriction d’activité était connue de l’acquéreur au moment de l’achat du terrain. La solution retenue par la Cour clarifie ainsi le statut ambivalent des tourbières au sein du dispositif de soutien agricole (I), tout en consacrant une large marge d’appréciation aux États membres, encadrée par le principe de sécurité juridique (II).
I. L’ÉLIGIBILITÉ DE PRINCIPE DES TOURBIÈRES AUX PAIEMENTS NATURA 2000
La Cour de justice de l’Union européenne établit que les tourbières peuvent bénéficier des paiements Natura 2000, mais cette admission n’est pas inconditionnelle. Elle repose sur une qualification juridique précise de ces surfaces (A), qui révèle une interprétation téléologique des textes au service des objectifs de conservation environnementale (B).
A. L’inclusion conditionnée par la qualification de surface agricole ou de forêt
La Cour énonce que le règlement n° 1305/2013 « n’exclut pas, en principe, les tourbières des paiements au titre de Natura 2000 ». Cette éligibilité n’est cependant pas directe, car le texte ne mentionne pas spécifiquement cette catégorie d’habitat. Pour être admises, les tourbières doivent relever des notions de « surface agricole » ou de « forêt » telles que définies par le règlement. La solution de la Cour est donc une construction juridique qui rattache un type d’écosystème non visé explicitement à des catégories juridiques existantes.
Cette approche pragmatique permet d’intégrer des zones humides d’une grande valeur écologique dans le mécanisme de soutien financier. L’inclusion dépend ainsi d’une analyse factuelle au cas par cas, vérifiant si la tourbière concernée peut être assimilée à une terre agricole ou à une forêt. Ce faisant, la Cour évite de créer une nouvelle catégorie de bénéficiaires, tout en assurant que la protection de ces habitats ne soit pas privée de soutien financier par une lecture trop restrictive des textes.
B. Une interprétation finaliste au service des objectifs environnementaux
En admettant les tourbières au bénéfice des paiements, la Cour adopte une lecture qui sert la finalité même des directives Oiseaux et Habitats, fondements du réseau Natura 2000. Ces zones, essentielles à la biodiversité et à la capture du carbone, contribuent directement aux objectifs de conservation de l’Union. Les exclure du soutien financier aurait créé une incohérence, en désignant des zones pour leur importance écologique sans prévoir de compensation pour les contraintes qui en découlent pour les propriétaires.
L’interprétation de la Cour réconcilie les objectifs de la politique agricole commune avec les impératifs de la politique environnementale. Elle reconnaît que les agriculteurs et les propriétaires forestiers sont des acteurs clés de la gestion des sites Natura 2000. Leur accorder un soutien pour la conservation d’habitats spécifiques comme les tourbières incite à des pratiques vertueuses et assure l’efficacité du réseau de protection.
II. LA CONSÉCRATION D’UNE LARGE MARGE D’APPRÉCIATION NATIONALE ENCADRÉE
Toutefois, cette éligibilité de principe est fortement tempérée par la reconnaissance d’une faculté d’exclusion laissée aux États membres. La Cour consacre la marge de manœuvre des autorités nationales pour définir les contours de l’aide (A), tout en posant une limite claire à l’indemnisation fondée sur la connaissance de la contrainte par le propriétaire (B).
A. La faculté d’exclure les tourbières et de moduler les aides
La Cour affirme sans ambiguïté que le règlement « permet à un État membre d’exclure des paiements au titre de Natura 2000 […] les “zones agricoles Natura 2000” ». Cette faculté s’étend également, sous certaines conditions, aux zones forestières. Un État peut ainsi décider de ne pas indemniser les contraintes sur les terres agricoles classées en Natura 2000 ou de limiter les paiements pour les forêts aux seules situations où une activité économique spécifique est entravée.
Cette solution réaffirme le principe de subsidiarité dans la mise en œuvre de la politique de développement rural. Elle permet aux États membres d’adapter les dispositifs d’aide à leurs contextes nationaux, à leurs priorités budgétaires et aux spécificités de leurs écosystèmes. La portée de l’éligibilité de principe des tourbières s’en trouve considérablement réduite, la décision finale revenant aux autorités nationales qui peuvent légalement les priver de tout soutien.
B. L’exclusion de l’indemnisation en raison de la connaissance acquise de la restriction
La Cour apporte une précision fondamentale en liant le droit à compensation à l’absence de connaissance préalable de la contrainte par le propriétaire. Elle juge qu’un paiement n’a pas à être octroyé lorsque, au moment de l’achat, « le propriétaire avait connaissance d’une telle restriction ». Cette solution, lue à la lumière de l’article 17 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne relatif au droit de propriété, est d’une grande importance pratique.
Elle vise à protéger le système contre des effets d’aubaine et à garantir la sécurité juridique. Un acquéreur qui achète un terrain en sachant que son usage est limité intègre cette contrainte dans son projet et, logiquement, dans le prix d’acquisition. Lui accorder une compensation reviendrait à l’indemniser pour un préjudice qu’il a accepté et qui n’est pas né d’une décision nouvelle lui étant imposée. La Cour protège ainsi les finances publiques et prévient les comportements spéculatifs, tout en assurant que le droit de propriété n’est pas atteint de manière disproportionnée.