L’arrêt rendu par le Conseil d’État le 15 juillet 2025, objet du présent commentaire, offre une illustration précise des conséquences indemnitaires résultant de la décision d’une personne publique de déclarer sans suite une procédure de passation d’un contrat de concession. En l’espèce, une commune avait lancé une procédure en vue d’attribuer une sous-concession de service public balnéaire. Une société s’était vue attribuer le lot à deux reprises, mais ces décisions furent successivement annulées par le juge du référé précontractuel à la demande de concurrents évincés. Face à ces annulations, la commune a finalement décidé de déclarer la procédure sans suite. L’attributaire pressenti a alors saisi le tribunal administratif afin d’obtenir réparation des préjudices subis. Sa demande fut initialement rejetée, puis partiellement accueillie par la cour administrative d’appel, qui a condamné la commune à indemniser certains frais exposés par la société tout en rejetant sa demande au titre du gain manqué. Saisi de deux pourvois, l’un de la société contestant le rejet partiel de ses prétentions et l’autre de la commune contestant sa condamnation, le Conseil d’État a dû se prononcer sur l’étendue de la responsabilité de l’autorité concédante lorsqu’elle renonce à conclure un contrat pour un motif d’intérêt général. Le Conseil d’État a confirmé l’analyse de la cour administrative d’appel, estimant que si la déclaration sans suite pour un motif d’intérêt général est légitime et fait obstacle à l’indemnisation du gain manqué, elle n’exonère pas la personne publique de sa responsabilité pour les fautes commises durant la procédure ayant causé un préjudice distinct au candidat.
La solution retenue par la Haute Juridiction administrative permet de clarifier l’articulation entre le pouvoir discrétionnaire de l’administration et le droit à réparation des candidats. Elle confirme d’une part la portée du motif d’intérêt général justifiant l’abandon d’une procédure, ce qui exclut par principe une indemnisation extensive (I), tout en affirmant d’autre part le maintien d’une responsabilité pour faute au titre des manquements procéduraux de l’administration (II).
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I. La légitimité de l’abandon de la procédure et ses conséquences sur l’indemnisation
L’arrêt réaffirme avec force la liberté pour la personne publique de ne pas conclure un contrat, pourvu que cette décision repose sur un motif d’intérêt général. Cette faculté a pour corollaire une limitation stricte du préjudice indemnisable pour le candidat qui se voyait attribuer le contrat.
A. La consécration du risque juridique comme motif d’intérêt général
Le Conseil d’État valide le raisonnement des juges du fond qui ont considéré que la commune pouvait légalement déclarer la procédure sans suite. Il juge en effet que la cour administrative d’appel « n’a pas inexactement qualifié les faits de l’espèce » en retenant que le risque juridique constituait un motif d’intérêt général suffisant. Ce risque découlait des annulations successives prononcées par le juge des référés et de la non-conformité des offres au regard des documents de la consultation. La Haute Juridiction entérine ainsi l’idée qu’une administration, confrontée à une procédure juridiquement fragile et susceptible de nouveaux contentieux, est fondée à y mettre un terme. Cette solution préserve la capacité de l’administration à maîtriser ses procédures et à ne pas s’engager dans un contrat dont la légalité serait incertaine. En reconnaissant que la volonté d’éviter un contentieux probable constitue un motif d’intérêt général, le juge administratif confère à l’autorité concédante une marge d’appréciation nécessaire à la bonne gestion des deniers publics et à la sécurité juridique de ses actes.
B. L’exclusion logique de l’indemnisation du gain manqué
La conséquence directe de la légalité de l’abandon de la procédure est le rejet de toute demande d’indemnisation au titre des bénéfices escomptés du contrat. Le Conseil d’État le rappelle dans un considérant de principe lapidaire, affirmant que « la perte du bénéfice que le partenaire pressenti, qui ne peut se prévaloir d’aucun droit à la conclusion du contrat, escomptait de l’opération ne saurait, en toute hypothèse, constituer un préjudice indemnisable ». Cette position est constante en jurisprudence et repose sur une logique implacable : en l’absence de droit à la signature du contrat, le candidat ne peut se prévaloir de la perte d’un gain qui n’a jamais été un droit acquis. En jugeant que la cour administrative d’appel n’avait pas commis d’erreur de droit sur ce point, le Conseil d’État ferme la porte à toute indemnisation du manque à gagner lorsque l’administration renonce légitimement à contracter. La solution protège les finances publiques contre des réclamations qui, si elles étaient admises, entraveraient considérablement la liberté de l’administration.
II. Le maintien de la responsabilité pour faute au titre des manquements procéduraux
Si l’abandon pour motif d’intérêt général est protecteur pour l’administration, l’arrêt précise qu’il ne constitue pas une immunité totale. La responsabilité de la personne publique peut toujours être engagée sur un autre terrain, celui de la faute quasi-délictuelle commise au cours de la procédure.
A. La dissociation de la décision d’abandon et des fautes procédurales
L’apport essentiel de la décision réside dans la distinction claire entre la légalité de la déclaration sans suite et la responsabilité encourue pour des fautes commises durant la procédure. La commune soutenait que la régularité de sa décision d’abandonner le projet devait faire obstacle à toute action en responsabilité. Le Conseil d’État écarte cet argument en jugeant que la cour n’a pas commis d’erreur de droit en dissociant les deux questions. Il relève que la société n’agissait pas « en sa qualité de candidate irrégulièrement évincée » mais « sur le fondement de la responsabilité quasi-délictuelle de la commune au titre des fautes qu’elle avait commises dans la procédure de passation du contrat ». Cette précision est fondamentale, car elle autonomise le régime de responsabilité pour faute du régime de responsabilité pour éviction illégale. Ainsi, même lorsque la procédure est valablement interrompue, un candidat peut obtenir réparation si l’administration a, par ses manquements, généré pour lui des dépenses inutiles.
B. La définition précise du préjudice indemnisable
La faute de l’administration étant établie, le préjudice réparable doit lui être directement imputable. En l’espèce, deux fautes étaient retenues : d’une part, avoir élaboré un dossier de consultation ignorant des contraintes d’urbanisme, ce qui a conduit les candidats à présenter des offres inexploitables ; d’autre part, avoir « incité la société Ferry, alors attributaire du lot n° E1, à engager en pure perte des frais pour la constitution du dossier de cette demande sans attendre la signature de la sous-concession ». Le préjudice indemnisable ne pouvait donc consister qu’en la réparation des frais exposés en vain du fait de ces fautes. Le Conseil d’État valide l’indemnisation des coûts liés à la préparation de l’offre et à la constitution du dossier de demande de permis de construire. Il admet également, de manière notable, l’indemnisation des frais de justice engagés par la société pour se défendre lors du premier référé précontractuel, considérant qu’ils sont une conséquence directe de la faute originelle de la commune. Cette solution, équilibrée, permet de sanctionner le comportement fautif de l’administration sans remettre en cause sa liberté de ne pas contracter.