Par un arrêt rendu en grande chambre, la Cour de justice de l’Union européenne a été amenée à se prononcer sur la délimitation des compétences respectives du Conseil et de la Commission en matière de contrôle des aides d’État. En l’espèce, un État membre avait mis en place un régime d’aides destiné à faciliter l’acquisition de terres agricoles. Après l’adhésion de cet État à l’Union, ce régime fut notifié à la Commission et qualifié d’aide existante. Dans le cadre de ses lignes directrices pour le secteur agricole pour la période 2007-2013, la Commission a proposé des mesures utiles invitant les États membres à rendre de tels régimes conformes au droit de l’Union ou à les supprimer avant le 31 décembre 2009. L’État membre concerné a formellement accepté ces mesures utiles. Cependant, en juin 2009, invoquant la crise économique et financière, ce même État a saisi le Conseil d’une demande visant à faire déclarer compatible avec le marché intérieur un nouveau régime d’aides pour l’acquisition de terres agricoles, pour la période du 1er janvier 2010 au 31 décembre 2013. Se fondant sur l’existence de circonstances exceptionnelles, le Conseil a accueilli favorablement cette demande par une décision du 20 novembre 2009.
La Commission a alors introduit un recours en annulation contre cette décision du Conseil devant la Cour de justice. Elle soutenait principalement que le Conseil était incompétent pour autoriser une aide que l’État membre s’était engagé à supprimer, et qu’il avait ainsi commis un détournement de pouvoir et violé le principe de coopération loyale. La question de droit posée à la Cour était donc de savoir si le Conseil pouvait, sur le fondement de l’article 88, paragraphe 2, troisième alinéa, du traité CE, autoriser un régime d’aides d’État au motif de circonstances exceptionnelles, alors que ce régime était matériellement similaire à un régime d’aide existant que l’État membre s’était engagé à modifier ou à supprimer à la suite d’une proposition de mesures utiles de la Commission. La Cour de justice a rejeté le recours de la Commission, considérant que le Conseil était bien compétent pour adopter la décision litigieuse. Elle a jugé que l’engagement pris par l’État membre ne concernait que le régime d’aide existant, et non un éventuel régime futur. Surtout, la Cour a estimé que l’intervention du Conseil était justifiée par l’émergence de circonstances nouvelles et exceptionnelles, à savoir la crise économique et financière, survenues postérieurement à l’appréciation initiale de la Commission.
La solution retenue par la Cour repose ainsi sur une stricte délimitation temporelle et matérielle de l’engagement de l’État membre, laquelle permet de justifier la compétence exceptionnelle du Conseil (I). Cette approche, bien que pragmatique en période de crise, n’est pas sans interroger sur l’équilibre institutionnel et la cohérence du contrôle des aides d’État (II).
I. La confirmation de la compétence dérogatoire du Conseil fondée sur la nouveauté de l’aide et des circonstances
La Cour de justice fonde sa décision sur une analyse rigoureuse qui distingue, d’une part, le champ d’application de l’engagement pris par l’État membre (A) et, d’autre part, l’impact décisif du changement de contexte économique sur l’appréciation de la compatibilité de l’aide (B).
A. La distinction entre aide nouvelle et aide existante comme fondement de la compétence du Conseil
Le raisonnement de la Cour s’articule d’abord autour de la qualification juridique du régime d’aides autorisé par le Conseil. Elle souligne que l’engagement de l’État membre, pris suite à l’acceptation des mesures utiles proposées par la Commission, ne portait que sur les régimes d’aides qualifiés d’existants au moment de cette acceptation. Or, la décision du Conseil portait sur un régime applicable à compter du 1er janvier 2010, soit après la date limite fixée pour la mise en conformité des aides existantes. Par conséquent, la Cour affirme que « le régime autorisé par la décision attaquée constitue un régime d’aides nouveau ». Cette qualification est déterminante, car elle a pour effet de sortir la nouvelle aide du champ des mesures utiles précédemment acceptées.
En effet, l’obligation de coopération entre la Commission et les États membres, matérialisée par la procédure des mesures utiles de l’article 88, paragraphe 1, du traité CE, ne lie l’État membre que pour l’aide existante concernée. La Cour considère que cet engagement ne saurait priver l’État de la faculté de notifier une aide nouvelle, même si celle-ci poursuit des objectifs similaires. L’extinction de l’engagement au 31 décembre 2009 a donc libéré l’État membre de ses obligations spécifiques vis-à-vis de la Commission concernant ce type d’aide. La Cour écarte ainsi l’idée que l’acceptation de mesures utiles créerait une interdiction perpétuelle de réintroduire des aides de même nature. Cette dissociation juridique entre l’ancien et le nouveau régime permet de conclure que le Conseil n’a pas contredit une position définitive de la Commission, car cette dernière ne s’était jamais prononcée sur ce nouveau régime d’aide.
B. La reconnaissance de l’impact des circonstances exceptionnelles sur l’appréciation de la compatibilité de l’aide
Au-delà de la distinction formelle entre aide existante et aide nouvelle, la Cour accorde une importance capitale au changement de contexte économique. Elle valide l’appréciation du Conseil selon laquelle la crise économique et financière survenue en 2008 et 2009 constituait une circonstance exceptionnelle au sens de l’article 88, paragraphe 2, troisième alinéa, du traité CE. Cette crise a engendré une détérioration significative de la situation du secteur agricole dans l’État concerné, caractérisée par une chute des revenus, des difficultés d’accès au crédit et une hausse du chômage. Ces éléments, qui n’existaient pas lorsque la Commission avait proposé ses mesures utiles en 2006, justifiaient, selon la Cour, une nouvelle évaluation de la situation.
La Cour précise que « en raison du changement majeur de circonstances […] l’appréciation portée par la Commission sur ces régimes d’aides ne peut donc être considérée comme préjugeant de celle qui aurait été portée sur un régime d’aides […] qui aurait trouvé à s’appliquer dans un contexte économique radicalement différent ». Ce faisant, elle reconnaît que la compatibilité d’une aide avec le marché intérieur n’est pas une notion figée mais doit être appréciée au regard des conditions économiques prévalant au moment où l’aide est octroyée. L’apparition de circonstances exceptionnelles a donc pour effet de rompre le lien entre l’appréciation passée de la Commission et l’appréciation présente du Conseil. Elle légitime ainsi l’intervention de ce dernier, qui dispose d’un pouvoir d’appréciation pour déroger aux règles de principe en matière d’aides d’État, y compris à celles définies dans les lignes directrices de la Commission.
II. La portée d’une solution pragmatique au risque de l’équilibre institutionnel
Si la décision de la Cour se justifie par une application stricte des textes et un souci de pragmatisme économique, elle n’en soulève pas moins des questions quant à ses conséquences sur l’architecture du contrôle des aides d’État. Elle pourrait être perçue comme un affaiblissement du rôle de la Commission (A), tout en consacrant le pouvoir d’appréciation politique du Conseil en temps de crise (B).
A. Une solution susceptible d’affaiblir le rôle de la Commission en tant que gardienne du marché intérieur
En validant l’intervention du Conseil dans de telles circonstances, la Cour de justice prend le risque d’entamer l’autorité de la Commission et l’efficacité de la procédure des mesures utiles. Le traité confère à la Commission le rôle central de gardienne de la concurrence au sein du marché intérieur. La procédure de coopération prévue à l’article 88, paragraphe 1, du traité CE vise précisément à permettre une mise en conformité progressive des régimes d’aides existants, en évitant des procédures contentieuses plus lourdes. Or, la solution retenue pourrait inciter les États membres à accepter formellement des mesures utiles pour ensuite les contourner en présentant une demande d’aide nouvelle au Conseil, sous couvert de circonstances exceptionnelles.
Cette jurisprudence ouvre la voie à une forme de « forum shopping » institutionnel, où un État membre, anticipant un refus de la Commission, pourrait se tourner directement vers le Conseil, instance de nature plus politique et potentiellement plus sensible à ses arguments. Bien que la Cour encadre strictement la notion de circonstances exceptionnelles, le caractère éminemment factuel de cette notion laisse une marge d’appréciation importante au Conseil. Une telle évolution pourrait nuire à la prévisibilité et à la sécurité juridique en matière d’aides d’État, en permettant au Conseil de neutraliser les effets d’une politique de contrôle menée sur le long terme par la Commission. La cohérence du système de contrôle, qui repose sur la compétence de principe de la Commission, s’en trouverait potentiellement fragilisée.
B. L’affirmation du pouvoir d’appréciation politique du Conseil face aux impératifs économiques
Inversement, cet arrêt peut être interprété comme une reconnaissance du rôle éminemment politique du Conseil dans la gestion des crises économiques majeures. La compétence dérogatoire qui lui est conférée par le traité n’est pas une simple curiosité juridique, mais bien un instrument destiné à répondre à des situations que le cadre normatif ordinaire, appliqué par la Commission, ne permet pas de gérer de manière satisfaisante. En confirmant que le Conseil dispose d’un large pouvoir d’appréciation pour évaluer l’existence de circonstances exceptionnelles et l’opportunité d’y répondre, la Cour légitime une prise en compte d’impératifs sociaux et économiques qui transcendent la seule logique de la concurrence non faussée.
La décision illustre ainsi la flexibilité du droit de l’Union, capable de s’adapter à des chocs externes imprévus et d’une ampleur considérable. Elle consacre le Conseil comme une soupape de sécurité, habilitée à opérer des arbitrages politiques lorsque les fondements économiques sur lesquels repose le marché intérieur sont eux-mêmes ébranlés. En refusant de considérer que l’engagement antérieur d’un État membre puisse paralyser l’action du Conseil face à une crise nouvelle, la Cour adopte une vision dynamique et pragmatique du droit des aides d’État. La solution favorise ainsi une approche au cas par cas, où la nécessité de soutenir un secteur économique vital peut, dans des conditions dûment justifiées, l’emporter sur l’application rigide des principes de la concurrence.