Par un arrêt en date du 13 mars 2025, la cour administrative d’appel s’est prononcée sur les conditions d’engagement de la responsabilité d’un maître d’ouvrage public pour des dommages de travaux publics. En l’espèce, un éleveur de pigeons de chair a constaté d’importants troubles au sein de son cheptel, incluant une surmortalité et un état de stress, coïncidant avec des travaux de construction d’une surface commerciale réalisés à proximité de son exploitation au cours de l’année 2015. Face à la dégradation de son élevage et à la suspension de son principal contrat commercial, il a procédé à l’abattage partiel puis à la cession de la quasi-totalité de ses animaux au début de l’année 2016. Or, des travaux publics d’aménagement d’un échangeur routier ont débuté le 18 janvier 2016 à proximité immédiate de sa ferme.
Saisi d’une demande indemnitaire par l’éleveur, le tribunal administratif de Poitiers a rejeté sa requête par un jugement du 6 février 2023. L’exploitant a alors interjeté appel, sollicitant la condamnation solidaire du département et de la commune à l’indemniser pour ses préjudices, sur le fondement de la responsabilité sans faute du fait des travaux publics, et subsidiairement pour faute. Il soutenait que les nuisances sonores et les vibrations issues du chantier public étaient la cause directe de la destruction de son élevage. Les collectivités publiques s’opposaient à cette analyse, arguant que les dommages étaient exclusivement imputables aux travaux privés de 2015 et que la décision de l’éleveur de se séparer de son cheptel avait rompu tout lien de causalité avec les travaux publics ultérieurs.
La question de droit soumise aux juges d’appel était donc de savoir si la responsabilité sans faute d’un maître d’ouvrage public pouvait être engagée pour les dommages subis par un tiers, alors même que ces derniers trouvaient leur origine dans des événements antérieurs, notamment des travaux privés et les propres décisions de la victime prises en conséquence de ces premiers troubles.
La cour administrative d’appel confirme le rejet de la demande indemnitaire. Elle juge qu’un lien de causalité direct et certain entre les travaux publics litigieux et les préjudices invoqués n’est pas établi. Elle relève que la dégradation de l’exploitation, initiée en 2015, et la décision de l’éleveur de cesser son activité avant même que les travaux publics ne puissent produire leurs pleins effets, font obstacle à l’imputation du dommage final au maître d’ouvrage public.
L’arrêt applique avec rigueur les conditions de la responsabilité administrative, en opérant une stricte dissociation des causes du dommage (I), ce qui conduit à faire peser sur la victime les conséquences de ses propres agissements face à la situation (II).
I. L’appréciation rigoureuse du lien de causalité comme condition de la responsabilité
Pour écarter la responsabilité des maîtres d’ouvrage publics, la cour s’attache à une analyse chronologique et factuelle précise, qui la conduit à distinguer nettement les opérations de travaux (A) pour finalement constater une rupture du lien causal (B).
A. La dissociation des opérations de travaux publics et privés
L’arrêt prend soin de distinguer deux phases de travaux distinctes par leur nature et leur maîtrise d’ouvrage. La première, intervenue entre avril et juin 2015, concernait la construction d’un supermarché et relevait d’une initiative privée. La cour écarte logiquement toute responsabilité des personnes publiques pour cette phase, rappelant que « les conséquences dommageables de tels travaux, qui ne s’inscrivaient pas dans le cadre de l’exécution d’une mission de service public et qui ne relevaient ainsi pas d’une opération de travail public, ne sauraient engager la responsabilité » du département ou de la commune. Cette clarification est une application orthodoxe du champ de la responsabilité pour dommage de travaux publics, laquelle ne peut être recherchée qu’à l’encontre des participants à une opération de travail public.
La seconde phase de travaux, débutée le 18 janvier 2016, consistait en l’aménagement d’un échangeur routier dans un but d’intérêt général. La cour reconnaît sans difficulté que « ces opérations, réalisées dans un but d’intérêt général, revêtent le caractère de travaux publics ». C’est donc uniquement au regard de ce second chantier que la responsabilité des personnes publiques pouvait être potentiellement engagée. En procédant à cette ventilation, le juge administratif circonscrit son analyse aux seuls faits pertinents pour l’application du régime de responsabilité invoqué.
B. La rupture du lien de causalité par les faits antérieurs
C’est sur le terrain du lien de causalité que le raisonnement de la cour est le plus déterminant. Bien que l’éleveur ait la qualité de tiers par rapport à l’opération de travaux publics, il lui incombait de prouver que son préjudice résultait directement de celle-ci. Or, les juges constatent que la chaîne des événements dommageables a été amorcée bien avant le début des travaux publics. Ils relèvent la suspension du contrat d’achat par le principal client de l’éleveur dès octobre 2015, la recommandation de cesser l’activité émise par la chambre d’agriculture en novembre 2015, et surtout la décision de l’exploitant de procéder à l’abattage et à la cession de ses animaux dès le début de l’année 2016.
Ces éléments factuels conduisent la cour à considérer que le préjudice final, à savoir la disparition du cheptel, n’est pas la conséquence directe des nuisances du chantier public. Les dommages de 2016 ne sont que le prolongement d’une situation déjà irrémédiablement compromise. La cour conclut ainsi que les troubles « ne peuvent pas être regardés comme en lien direct et certain avec les travaux publics litigieux ». Cette position illustre la rigueur avec laquelle le juge administratif apprécie le caractère direct et certain du lien de causalité, refusant d’imputer à une personne publique un dommage dont les causes déterminantes sont antérieures et exogènes à son intervention.
II. Les incidences du comportement de la victime sur son droit à réparation
Au-delà de la stricte analyse causale, la décision révèle en filigrane le poids des décisions de la victime dans l’appréciation de son propre préjudice. Le comportement de l’éleveur est implicitement pris en compte (A), ce qui renforce considérablement la charge de la preuve pesant sur lui (B).
A. La prise en compte implicite des agissements de l’éleveur
Sans jamais qualifier les actes de l’éleveur de faute de la victime, la cour leur accorde une importance décisive. En décidant de se séparer de la quasi-totalité de son cheptel entre février et mars 2016, soit très peu de temps après le début des travaux publics, l’exploitant a lui-même cristallisé son préjudice. Cette décision, bien que potentiellement justifiée par un contexte économique et sanitaire dégradé, a eu pour effet de rendre impossible la démonstration d’un dommage qui serait spécifiquement et certainement imputable au chantier public. L’argumentation des juges repose sur le fait que l’essentiel du dommage était déjà constitué lorsque les travaux publics ont commencé.
Le raisonnement met en lumière une situation délicate pour la victime. Confrontée à une première source de nuisances et à ses conséquences économiques, sa décision de limiter les pertes en cessant son activité se retourne contre elle sur le plan probatoire. La cour s’appuie sur le rapport d’un technicien indiquant que le stress subi en 2015 était de nature à « désorganiser durablement, voire irrémédiablement, l’équilibre social de chaque volière ». Cet élément conforte l’idée que le sort de l’élevage était déjà scellé, indépendamment des travaux publics à venir.
B. Le fardeau probatoire renforcé du demandeur
Cet arrêt illustre parfaitement la difficulté pour un demandeur d’établir la preuve qui lui incombe dans une situation où plusieurs causes de dommage se succèdent. L’éleveur se trouvait face à l’obligation d’isoler les conséquences des seules nuisances du chantier public, ce qui s’avérait impossible en l’état. Le fait que son cheptel avait presque disparu au moment où les travaux publics auraient pu causer le plus de nuisances a rendu toute preuve d’un préjudice distinct et additionnel inopérante. L’expert judiciaire lui-même avait d’ailleurs souligné que l’hypothèse d’un impact des travaux publics était impossible à valider du fait de l’abattage préalable.
Par ailleurs, la cour écarte également la responsabilité pour faute de manière expéditive, notant que l’allégation de nuisances fautives « n’est pas assortie des précisions permettant d’en apprécier le bien-fondé ». Cette approche confirme que, quel que soit le terrain de responsabilité choisi, la charge de la preuve demeure l’obstacle majeur. La décision enseigne ainsi que, dans une hypothèse de causalité complexe, la victime doit être en mesure de ventiler précisément les préjudices imputables à chaque responsable potentiel, au risque de voir sa demande rejetée faute de lien certain avec le défendeur qu’elle a choisi d’actionner.