L’administration, lorsqu’elle voit une de ses décisions annulée par le juge, est tenue d’exécuter la chose jugée. Elle ne peut, en principe, reprendre une décision identique fondée sur le même motif préalablement censuré. Toutefois, la question de l’étendue de ses marges de manœuvre lors du réexamen de la situation se pose avec acuité, notamment lorsqu’un nouveau fondement juridique pourrait justifier son action. C’est à cette problématique que répond la cour administrative d’appel de Lyon dans un arrêt rendu le 9 janvier 2025. En l’espèce, un propriétaire s’est vu opposer un refus de raccordement de sa parcelle au réseau public d’électricité par le maire de sa commune. Cette décision faisait suite à un premier refus, fondé sur les pouvoirs de police générale du maire, qui avait été annulé par un jugement du tribunal administratif de Lyon en date du 25 novembre 2021. Saisi du nouveau refus du 28 mars 2022, le tribunal administratif, par un jugement du 11 avril 2024, l’a de nouveau annulé au motif qu’il méconnaissait l’autorité de la chose jugée du premier jugement. La commune a interjeté appel de ce second jugement, soutenant la légalité de son refus et demandant, à titre subsidiaire, que le juge procède à une substitution de motifs en se fondant sur l’illégalité de la construction à raccorder au regard du code de l’urbanisme. Le juge d’appel était ainsi conduit à se demander si l’autorité de la chose jugée qui s’attache à l’annulation d’une première décision administrative fait obstacle à ce que l’administration, sur recours, justifie un nouveau refus par un fondement juridique différent. La cour administrative d’appel répond par la négative. Tout en confirmant que le second refus du maire méconnaissait bien l’autorité de la chose jugée du premier jugement, elle accepte néanmoins de substituer au motif initialement retenu, et censuré, un nouveau motif tiré de la méconnaissance des règles d’urbanisme. Faisant droit à cette substitution, elle annule le jugement de première instance et rejette la demande de l’administré. Si la cour réaffirme de manière classique la force contraignante de l’autorité de la chose jugée (I), elle consacre dans le même temps l’efficacité de la substitution de motifs comme un outil permettant de valider a posteriori une décision initialement mal fondée (II).
I. La sanction réaffirmée de la méconnaissance de l’autorité de la chose jugée
La décision commentée rappelle avec fermeté le principe de l’autorité de la chose jugée qui s’impose à l’administration, en censurant le procédé par lequel le maire avait réitéré son refus sur un fondement identique à celui précédemment jugé illégal (A). Cette sanction se fonde logiquement sur l’effet obligatoire qui s’attache non seulement au dispositif du jugement, mais également aux motifs qui en sont le support nécessaire (B).
A. La censure d’une décision administrative prise en violation d’un précédent jugement
La cour administrative d’appel commence son raisonnement par un rappel du cadre factuel et procédural, lequel révèle la persistance de l’administration à vouloir fonder son opposition sur un même argumentaire. Le maire avait une première fois justifié son refus par ses pouvoirs de police générale, un motif que le tribunal administratif avait écarté. En reprenant ce même fondement pour sa décision du 28 mars 2022, l’autorité communale a sciemment ignoré la portée de la censure juridictionnelle. La cour relève ainsi que la nouvelle décision a été prise « par les mêmes motifs » que la précédente, alors qu’aucun « changement dans les circonstances de droit ou de fait » n’était intervenu. Cette approche conduit logiquement la cour à estimer que l’administré « est fondé à soutenir que la décision du 28 mars 2022 (…) a été prise en méconnaissance de l’autorité absolue de chose jugée ». Ce faisant, les juges d’appel confirment la solution des premiers juges et appliquent une jurisprudence constante qui vise à garantir l’effectivité des décisions de justice et à prévenir le renouvellement de décisions illégales par une administration récalcitrante.
B. La portée étendue de l’autorité de la chose jugée aux motifs dirimants
L’arrêt précise utilement la portée de l’autorité de la chose jugée, en des termes qui ne laissent place à aucune équivoque. Il souligne que cette autorité « s’attache tant au dispositif du jugement du 25 novembre 2021 qu’aux motifs qui en constituent le support nécessaire ». Cette formule consacre une conception extensive de l’autorité de la chose jugée, essentielle à la protection du justiciable. En effet, limiter l’autorité au seul dispositif priverait la décision de justice de sa substance et permettrait à l’administration de contourner aisément la censure en reproduisant une décision identique, sous réserve de ne pas en reprendre formellement les termes. En visant explicitement les motifs qui sont le « support nécessaire » du dispositif d’annulation, la cour réaffirme que le raisonnement du juge, lorsqu’il est indispensable à la solution retenue, acquiert lui-même force obligatoire. Dans le cas d’espèce, le premier tribunal avait jugé que le maire ne pouvait légalement fonder son refus de raccordement sur ses pouvoirs de police générale. Ce motif était le pilier de l’annulation. Le maire ne pouvait donc plus légalement se prévaloir de ce fondement pour justifier une nouvelle opposition.
II. La validation du refus par le jeu d’une substitution de motifs décisive
Alors que l’annulation semblait acquise au regard de la violation de l’autorité de la chose jugée, l’arrêt opère un revirement complet en accueillant favorablement la demande de substitution de motifs de la commune (A). Cette substitution a pour effet de déplacer le débat sur le terrain du droit de l’urbanisme et d’opérer un renversement de la charge de la preuve au détriment du pétitionnaire, conduisant in fine au rejet de sa requête (B).
A. L’admission d’un nouveau fondement juridique en cours d’instance
La commune, en appel, a présenté une nouvelle argumentation en invoquant les dispositions de l’article L. 111-12 du code de l’urbanisme, qui subordonnent le raccordement définitif d’une construction aux réseaux à la régularité de son autorisation de construire. La cour examine cette demande de substitution de motifs, une technique jurisprudentielle permettant au juge de sauver une décision administrative si l’administration démontre qu’elle aurait pu la prendre légalement sur un autre fondement. La cour rappelle le principe applicable en la matière, énonçant qu’il « résulte des dispositions précitées de l’article L. 111-12 du code de l’urbanisme que le maire peut s’opposer (…) à un raccordement définitif aux réseaux publics des bâtiments (…) dont la construction ou la transformation n’a pas été régulièrement autorisée ». En acceptant d’examiner ce nouveau moyen, qui n’avait pas été soulevé dans l’acte attaqué, la cour fait prévaloir une logique de bonne administration et d’économie processuelle, tout en offrant à l’administration une seconde chance de voir sa décision validée.
B. Le renversement de la charge de la preuve comme clé de la solution
L’originalité de l’arrêt réside moins dans l’acceptation du principe de la substitution que dans la manière dont la cour apprécie la preuve de l’irrégularité de la construction. Elle constate que la parcelle supporte un cabanon et relève que le propriétaire « n’établit pas, en l’absence notamment de tout élément sur la date de son édification et alors que la charge de la preuve lui incombe, que cette construction n’entrait pas dans le champ d’application des autorisations d’urbanisme ». Cette position est déterminante. En faisant peser sur le seul pétitionnaire la charge de prouver la régularité de sa construction, y compris sa date d’édification, le juge d’appel adopte une position rigoureuse qui fragilise la situation des propriétaires de constructions anciennes ou non documentées. Faute pour l’administré de pouvoir apporter cette preuve positive, la cour conclut que la condition posée par l’article L. 111-12 du code de l’urbanisme n’est pas remplie. Elle fait en conséquence « droit à la demande de substitution de motifs présentée par la commune ». Par ce raisonnement, la cour valide le refus de raccordement, non pas sur la base initialement et illégalement choisie par le maire, mais sur un fondement nouveau dont l’application est facilitée par une répartition sévère de la charge de la preuve.