Par une ordonnance du 30 juillet 2025, le juge des référés du Conseil d’État a été amené à se prononcer sur la recevabilité d’une requête en référé-liberté dirigée contre la décision d’un préfet d’accorder le concours de la force publique pour l’exécution d’une mesure d’expulsion.
En l’espèce, une personne faisait l’objet d’une décision de justice ordonnant son expulsion d’un logement. Le préfet de police avait accordé le concours de la force publique pour assurer l’exécution de cette décision à une date imminente. La requérante, invoquant sa situation de handicap ainsi que celle de son enfant mineur, et l’absence de toute solution de relogement, a saisi directement le juge des référés du Conseil d’État sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative. Elle demandait à titre principal la suspension de la décision préfectorale et, à titre subsidiaire, l’octroi de délais, ainsi qu’une injonction faite à l’administration de traiter ses demandes de logement social.
La requérante soutenait que la condition d’urgence était remplie et que la décision portait une atteinte grave et manifestement illégale à plusieurs libertés fondamentales, dont le droit au respect de la dignité, le droit à ne pas subir de traitement inhumain et dégradant, et le droit au logement opposable. Le juge des référés a cependant rejeté la requête par une ordonnance prise sur le fondement de l’article L. 522-3 du code de justice administrative, qui permet un rejet sans instruction ni audience.
Il convient donc de se demander si le juge des référés du Conseil d’État est compétent pour connaître en premier et dernier ressort d’une demande de suspension d’une décision préfectorale accordant le concours de la force publique.
Le Conseil d’État répond par la négative. Il énonce que le juge des référés du Conseil d’État ne peut être saisi directement « que pour autant que le litige principal auquel se rattache ou est susceptible de se rattacher la mesure d’urgence qu’il lui est demandé de prendre ressortit lui-même à la compétence directe du Conseil d’Etat ». Or, le recours contre une telle décision préfectorale n’étant pas au nombre de ceux relevant de la compétence de premier ressort du Conseil d’État, la requête est manifestement mal fondée et doit être rejetée.
La décision commentée, par sa rigueur procédurale, rappelle que la compétence du juge des référés est déterminée par celle du juge du fond (I), ce qui conduit à une application stricte des règles de saisine, primant sur l’examen de l’urgence ou du fond du droit (II).
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I. Le rappel du principe de la compétence dérivée du juge des référés
La solution rendue par le juge des référés du Conseil d’État repose entièrement sur une règle de compétence fondamentale, qui conditionne l’office du juge de l’urgence. Il applique en effet le principe selon lequel sa compétence est l’accessoire de la compétence au principal (A), ce qui exclut de son prétoire les litiges relevant en premier ressort du tribunal administratif (B).
A. La compétence du juge de l’urgence, accessoire de la compétence au principal
Le juge des référés prend soin de motiver sa décision en rappelant la règle de principe qui gouverne sa saisine. Il énonce ainsi que sa compétence en premier et dernier ressort est conditionnée au fait que « le litige principal auquel se rattache ou est susceptible de se rattacher la mesure d’urgence (…) ressortit lui-même à la compétence directe du Conseil d’Etat ». Cette formule consacre une jurisprudence bien établie qui aligne la compétence de la juridiction des référés sur celle de la juridiction qui serait compétente pour statuer sur la légalité de l’acte au fond. Il ne s’agit pas d’une juridiction d’exception disposant d’une compétence propre et autonome.
Cette règle assure une cohérence dans l’organisation du contentieux administratif. Elle évite que le Conseil d’État, juge suprême de l’ordre administratif, ne devienne le juge de droit commun de l’urgence pour l’ensemble des actes administratifs, ce qui provoquerait un engorgement de son prétoire et le priverait de son rôle de régulateur. La procédure de référé est une voie d’urgence incidente à un litige principal, existant ou potentiel. La logique commande donc que le juge apte à trancher le fond du droit soit également celui qui ordonne les mesures provisoires nécessaires à la préservation des droits et libertés en attendant le jugement au fond.
B. L’incompétence de principe du Conseil d’État en premier ressort
Appliquant cette règle à l’espèce, le juge des référés constate que le litige ne relève pas de sa compétence. La décision attaquée est un arrêté par lequel un préfet accorde le concours de la force publique. Il s’agit d’une décision administrative individuelle qui, comme la grande majorité des actes émanant des autorités déconcentrées de l’État, relève de la compétence de premier ressort du tribunal administratif dans le ressort duquel l’autorité a son siège. Le Conseil d’État ne connaît en premier ressort que d’un contentieux d’attribution, limitativement énuméré par le code de justice administrative, qui concerne principalement les actes réglementaires des ministres ou les décrets du Premier ministre.
Le juge en déduit donc logiquement que « ce recours n’est manifestement pas au nombre de ceux dont il appartient au Conseil d’Etat de connaître en premier ressort ». La conséquence est inéluctable : la requête doit être rejetée. Cette solution, bien que sévère pour la requérante qui se voit opposer une fin de non-recevoir, est juridiquement irréprochable. Elle est une simple application des règles de répartition des compétences entre les juridictions administratives, qui ne souffrent d’aucune exception, même dans le cadre d’une procédure d’urgence visant à la sauvegarde d’une liberté fondamentale.
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II. La primauté de la règle de compétence sur l’appréciation de l’urgence
Cette décision illustre de manière saisissante la prééminence des questions de procédure sur l’examen au fond. Le juge rejette la requête pour un motif de compétence sans même aborder les arguments de la requérante (A), conférant à sa décision une portée essentiellement pédagogique en matière de respect des voies de droit (B).
A. Un rejet écartant tout examen des conditions du référé-liberté
Le juge des référés statue en application de l’article L. 522-3 du code de justice administrative, qui lui permet de rejeter une requête par ordonnance sans audience lorsque celle-ci est « manifestement (…) mal fondée ». En l’espèce, le caractère « mal fondé » ne s’entend pas d’une absence d’atteinte grave à une liberté fondamentale, mais bien de l’erreur de saisine. Le juge ne se prononce à aucun moment sur la condition d’urgence, pourtant invoquée avec force par la requérante, ni sur la violation alléguée de son droit à la dignité ou de son droit au logement.
Tous les moyens de fond soulevés, qui concernaient pourtant des libertés fondamentales au cœur de la procédure de référé-liberté, sont ignorés. Le juge n’analyse pas si « la décision contestée a été adoptée au terme d’une procédure irrégulière » ou si elle porte « une atteinte gave et manifestement illégale » aux droits de la personne. La question de la compétence agit comme un filtre absolu qui précède toute autre considération. Cela démontre que la justiciabilité d’une demande est une condition préalable à l’examen de son bien-fondé, même dans le contexte d’une procédure conçue pour apporter une réponse rapide à des situations de péril imminent.
B. Une décision d’espèce à la portée pédagogique
La présente ordonnance est une décision d’espèce, sa solution étant dictée par la stricte application de règles de compétence préexistantes et constantes. Elle ne constitue en rien un revirement de jurisprudence ni n’apporte d’éclairage nouveau sur l’office du juge du référé-liberté quant au fond du droit. Sa valeur est ailleurs : elle sert de rappel sévère mais nécessaire sur le respect des règles procédurales. Elle souligne que l’urgence d’une situation et la gravité des atteintes invoquées ne sauraient permettre à un justiciable de déroger aux règles de saisine des juridictions.
En ce sens, la décision a une portée pédagogique. Elle rappelle aux justiciables et à leurs conseils que le choix de la juridiction compétente est un prérequis indispensable à l’efficacité de leur action. Saisir le Conseil d’État à tort dans une affaire relevant du tribunal administratif conduit non seulement au rejet de la demande, mais aussi à une perte de temps précieuse, ce qui est particulièrement préjudiciable dans une situation d’urgence avérée comme une expulsion imminente. La rigueur procédurale, si elle peut paraître insensible aux circonstances humaines de l’espèce, est ici présentée comme le garant du bon fonctionnement de la justice administrative.