Cour d’appel administrative de Bordeaux, le 27 février 2025, n°24BX02498

Par une ordonnance du 27 février 2025, la cour administrative d’appel de Bordeaux a été amenée à se prononcer sur les conditions de mise en cause d’une société dans le cadre d’un référé-expertise. En l’espèce, une communauté intercommunale avait confié par un contrat de délégation de service public la conception et la réalisation d’une station d’épuration. Postérieurement à la réception des ouvrages, des désordres importants sont apparus, conduisant le maître d’ouvrage à solliciter en référé la désignation d’un expert afin de déterminer les causes des dégradations et les responsabilités encourues. Le juge des référés du tribunal administratif de La Réunion, par une ordonnance du 11 octobre 2024, a fait droit à cette demande et a désigné un expert, rendant les opérations d’expertise communes à l’ensemble des constructeurs, y compris une entreprise intervenue au sein d’un sous-groupement. Cette dernière a interjeté appel de l’ordonnance, estimant sa participation à l’expertise inutile au motif qu’elle n’était pas intervenue sur les ouvrages dégradés et que toute action à son encontre au fond serait prescrite. Il revenait donc au juge d’appel de déterminer si la participation d’un constructeur à une expertise peut être considérée comme utile, alors même que celui-ci conteste tout lien avec les désordres constatés et invoque la prescription de l’action en garantie décennale. La cour administrative d’appel de Bordeaux a rejeté la requête, jugeant la présence de l’entreprise utile aux opérations d’expertise.

La solution retenue par le juge des référés d’appel repose sur une conception extensive de l’utilité de la mesure d’instruction, condition de mise en œuvre du référé-expertise (I). Cette approche conduit logiquement le juge à se refuser à anticiper l’issue d’un éventuel litige au fond, réaffirmant ainsi les limites de son office (II).

I. L’appréciation extensive de l’utilité de la mesure d’expertise

Le juge des référés justifie l’extension du périmètre de l’expertise à la société requérante en se fondant d’une part sur une appréciation large de la notion de partie intéressée (A), et d’autre part sur la finalité même de la mesure d’instruction (B).

A. La qualité de partie non manifestement étrangère au litige

Pour contester sa mise en cause, l’entreprise requérante faisait valoir qu’elle n’était intervenue que sur le lot relatif au « process tertiaire » et non sur les ouvrages de génie civil affectés par les désordres. L’argument est écarté par le juge, qui retient une approche pragmatique de la situation des différents constructeurs. Il relève en effet que la présence de la société « apparaît utile et ne peut être regardée, en l’état de l’instruction, comme manifestement étrangère au litige susceptible d’être engagé ». En se contentant d’exiger que la partie appelée ne soit pas « manifestement étrangère » au futur litige au fond, le juge d’appel rappelle le faible degré d’exigence requis à ce stade de la procédure. Cette appréciation est renforcée par la circonstance que l’entreprise était membre d’un « sous-groupement solidaire ». La solidarité contractuelle entre les membres du groupement suffit à créer un lien potentiel avec le litige, sans qu’il soit nécessaire pour le juge des référés de démêler l’écheveau des responsabilités et des missions techniques de chaque intervenant.

B. La finalité probatoire de la mesure d’instruction

Au-delà de la seule qualité des parties, l’ordonnance rappelle la fonction première du référé-expertise, qui est de préparer le procès au fond. Le juge d’appel souligne que « l’expertise a pour objet de déterminer les causes des désordres affectant la station d’épuration et de fournir au tribunal tous éléments de nature à lui permettre de déterminer les responsabilités éventuellement encourues ». Exclure prématurément un intervenant au seul motif qu’il conteste sa participation aux désordres reviendrait à priver la mesure d’instruction d’une partie de son efficacité. La présence de l’ensemble des constructeurs est une garantie pour la manifestation de la vérité technique, permettant à l’expert de mener des investigations complètes et contradictoires. L’utilité de la mesure s’apprécie donc globalement, au regard de l’objectif de collecte des éléments factuels et techniques nécessaires au juge du fond pour trancher le litige, ce qui justifie d’inclure toute partie dont l’audition pourrait éclairer les débats.

Cette vision extensive de l’utilité de la mesure se double d’une conception stricte de l’office du juge des référés, qui refuse de se prononcer sur les moyens relevant de la compétence du juge du principal.

II. Le refus du juge des référés de préjuger du litige au fond

Le juge d’appel des référés prend soin de ne pas empiéter sur la compétence du juge du fond, que ce soit en se prononçant sur le bien-fondé des moyens de défense de la requérante (A) ou en statuant sur la fin de non-recevoir tirée de la prescription (B).

A. L’absence d’examen du bien-fondé de l’action principale

La société requérante invitait en substance le juge des référés à constater l’absence de lien de causalité entre ses prestations et les dommages pour en déduire l’inutilité de sa participation à l’expertise. Le juge d’appel refuse de suivre ce raisonnement, qui l’aurait conduit à trancher, même implicitement, une question relevant du fond du droit. L’office du juge du référé-expertise se limite à vérifier si la mesure demandée présente un intérêt dans la perspective d’un litige principal, actuel ou éventuel. Statuer sur le rôle effectif de l’entreprise dans la survenance des désordres reviendrait à préjuger de l’issue de ce litige, ce qui excède sa compétence. La décision commentée réaffirme ainsi le principe selon lequel le juge de l’instruction ne peut et ne doit pas être le juge du principal, sa mission étant uniquement de s’assurer que les conditions formelles de sa saisine sont remplies.

B. Le rejet du moyen tiré de la prescription de l’action

Le second argument de l’entreprise appelante, tiré de la prescription de l’action en garantie décennale, est également écarté. Le juge considère qu’il ne peut, « en l’état de l’instruction et dans le cadre de son office, tenir comme acquise la prescription d’une éventuelle action en responsabilité décennale ». Cette position est classique et orthodoxe. La prescription est une fin de non-recevoir qui doit être examinée par le juge du fond, seul compétent pour apprécier son point de départ, les causes d’interruption ou de suspension. Le juge des référés ne peut l’écarter ou la retenir qu’à la condition qu’elle soit incontestable, ce qui n’est pas le cas en l’espèce. Le doute sur le point de départ de l’action, lié notamment à la date de levée des réserves, suffit à rendre la mesure d’expertise utile, ne serait-ce que pour permettre au futur juge du fond de disposer des éléments factuels pour statuer sur cette question. La solution est donc une manifestation de la prudence qui s’impose au juge de l’évidence et de l’utile.

Source : Cour de cassation – Base Open Data « Judilibre » & « Légifrance ».

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