Cour d’appel administrative de Bordeaux, le 19 décembre 2024, n°24BX02052

Par une ordonnance en date du 19 décembre 2024, le juge des référés de la cour administrative d’appel de Bordeaux a été amené à se prononcer sur les conditions d’engagement de la procédure de paiement direct du sous-traitant d’un marché public. En l’espèce, un maître d’ouvrage public avait confié la construction d’un centre aquatique à un groupement d’entreprises. Le mandataire de ce groupement a sous-traité la réalisation du lot gros-œuvre à une société, laquelle a été acceptée et agréée au paiement direct. Une fois les travaux achevés, le sous-traitant a adressé au titulaire du marché son projet de décompte final pour un solde d’environ 26 000 euros. Près d’un an plus tard, le sous-traitant a formellement réclamé cette somme au maître d’ouvrage, qui a refusé le paiement au motif que le décompte général et définitif du marché avait déjà été notifié à l’entreprise principale quelques semaines auparavant, rendant la demande tardive. Saisi par le sous-traitant, le juge des référés du tribunal administratif de Limoges a fait droit à sa demande de provision. Le maître d’ouvrage a alors interjeté appel de cette ordonnance, soutenant que la demande de paiement était tardive et que la créance était par conséquent sérieusement contestable. Il appartenait dès lors au juge d’appel de déterminer si une situation de travaux déposée sur un portail de facturation dématérialisé par un sous-traitant vaut demande de paiement direct, rendant sa créance non sérieusement contestable nonobstant la notification ultérieure du décompte général du marché. La cour administrative d’appel de Bordeaux rejette la requête du maître d’ouvrage. Elle juge que la situation de travaux déposée sur la plateforme dématérialisée Chorus Pro, bien avant l’établissement du décompte général, constituait une demande de paiement régulière et adressée en temps utile, conférant à la créance de son auteur un caractère non sérieusement contestable. Cette décision, en précisant la portée d’une demande de paiement dématérialisée, vient réaffirmer le caractère temporel strict de la procédure de paiement direct (I), tout en consolidant la protection du sous-traitant face à une contestation tardive de sa créance (II).

I. La temporalité de la demande de paiement direct à l’épreuve de la dématérialisation

L’ordonnance commentée rappelle d’abord que le droit au paiement direct est subordonné à une demande formulée en temps utile par le sous-traitant (A), avant de consacrer l’efficacité d’une situation de travaux transmise par voie dématérialisée comme acte interruptif du délai (B).

**A. L’exigence d’une demande de paiement antérieure au décompte général**

Le mécanisme de paiement direct, instauré par la loi du 31 décembre 1975, vise à protéger le sous-traitant contre une éventuelle défaillance de l’entrepreneur principal. Pour en bénéficier, le sous-traitant doit non seulement être agréé par le maître d’ouvrage, mais également respecter une procédure précise pour ses demandes de paiement. La jurisprudence a de longue date établi que cette demande doit intervenir « en temps utile », une notion que la pratique a progressivement circonscrite. L’ordonnance le réaffirme sans ambiguïté en citant la règle applicable : « une demande adressée après la notification du décompte général du marché au titulaire de celui-ci ne peut être regardée comme ayant été adressée en temps utile ». Cette solution, constante, se justifie par la nécessité de garantir la sécurité juridique et financière des opérations de réception des marchés publics. Le décompte général, une fois devenu définitif, a pour effet d’arrêter les comptes entre le maître d’ouvrage et le titulaire du marché, rendant toute créance nouvelle irrecevable.

Dans le cas présent, le maître d’ouvrage s’appuyait sur cette règle pour contester son obligation, arguant que la réclamation formelle du sous-traitant datait du 12 avril 2023, soit un mois après la notification du décompte général au titulaire. En se fondant sur une lecture littérale de la chronologie des courriers papier, la position du maître d’ouvrage semblait orthodoxe. Cependant, le juge des référés, suivant en cela l’argumentaire du sous-traitant, a écarté cette analyse en prenant en compte l’ensemble des échanges dématérialisés intervenus entre les parties, bien en amont de l’établissement du décompte final.

**B. L’assimilation de la situation de travaux dématérialisée à une demande de paiement**

Le cœur de la décision réside dans l’interprétation des formalités accomplies via la plateforme Chorus Pro. Le juge considère que la transmission par le sous-traitant de sa dernière situation de travaux, le 12 mai 2021, via ce portail, valait demande de paiement au sens des dispositions applicables. Il énonce ainsi que « cette situation, qui inclut la somme en litige réclamée par la société Boutillet, doit être regardée comme la demande de paiement du sous-traitant pour l’application des dispositions précitées ». Cette qualification est déterminante, car elle ancre la demande de paiement à une date bien antérieure à la notification du décompte général. Le juge s’appuie sur le fait que le document a été communiqué simultanément au maître d’œuvre et au maître d’ouvrage, et qu’il n’a fait l’objet d’aucune contestation du titulaire dans le délai de quinze jours imparti. La réalité de cette demande est d’ailleurs corroborée par le paiement partiel auquel le maître d’ouvrage a lui-même procédé sur la base de ce document.

En adoptant cette solution pragmatique, le juge des référés donne son plein effet à la dématérialisation des procédures de paiement dans les marchés publics, conformément à l’article 136 du décret du 25 mars 2016. La lettre de réclamation ultérieure n’est alors plus analysée comme l’acte générateur du droit, mais comme un simple rappel d’une créance déjà née et valablement déclarée. La décision illustre ainsi une application du droit qui privilégie la substance de l’acte sur son formalisme apparent.

Cette approche, qui ancre la procédure de paiement direct dans la réalité des outils numériques, a pour conséquence directe de renforcer la position du sous-traitant face au maître d’ouvrage.

II. La consolidation de la protection du sous-traitant face à l’obligation de paiement

L’ordonnance aboutit logiquement à juger que la créance du sous-traitant n’est pas sérieusement contestable, écartant ainsi les moyens de défense du maître d’ouvrage (A). Par sa portée, cette décision constitue une mise en garde pour les acheteurs publics quant à la gestion des créances des sous-traitants jusqu’à la clôture financière complète des opérations (B).

**A. Le caractère non sérieusement contestable de la créance**

En jugeant que la demande de paiement a été valablement formée en temps utile, le juge des référés écarte le principal argument du maître d’ouvrage. Dès lors que la procédure a été respectée, l’obligation de payer pour le maître d’ouvrage, substituée à celle de l’entrepreneur principal, retrouve sa pleine force. La créance est considérée comme certaine dans son principe, même si le maître d’ouvrage tente de soulever une ambiguïté sur son montant exact. Le juge balaie cette contestation en relevant que le montant réclamé correspond au solde reconnu par l’entreprise principale elle-même dans un courrier. Dans le cadre du référé-provision de l’article R. 541-1 du code de justice administrative, le juge n’a pas à trancher le fond du litige mais seulement à vérifier si l’obligation n’est pas « sérieusement contestable ». En l’espèce, les pièces du dossier démontraient avec une évidence suffisante l’existence et le montant de la dette, rendant la condamnation à verser une provision inévitable.

La décision est également intéressante en ce qu’elle écarte l’appel en garantie formé par le maître d’ouvrage contre le titulaire du marché. Le juge le déclare irrecevable au motif qu’il s’agit d’une demande nouvelle en appel, la communauté d’agglomération n’ayant pas présenté de défense en première instance. Cette sanction procédurale prive l’acheteur public d’un recours dans le cadre de l’instance en référé, le renvoyant à une action distincte et soulignant l’importance de la diligence processuelle.

**B. La portée de la solution pour le maître d’ouvrage**

Au-delà du cas d’espèce, cette décision revêt une portée pédagogique pour les maîtres d’ouvrage. Elle les incite à une vigilance accrue dans le suivi des demandes de paiement des sous-traitants, particulièrement lorsqu’elles transitent par des plateformes dématérialisées. Un acheteur public ne peut ignorer une situation de travaux déposée sur Chorus Pro au motif qu’elle ne serait pas une « demande de paiement direct explicite ». Il lui appartient de s’assurer, avant de notifier le décompte général, que toutes les créances des sous-traitants déclarés et agréés ont bien été apurées, ou à défaut, de provisionner les sommes correspondantes. La notification du décompte général ne saurait servir d’échappatoire pour se soustraire à une obligation de paiement régulièrement engagée.

Cette solution s’inscrit pleinement dans l’esprit de la loi de 1975, qui est d’assurer au sous-traitant un paiement effectif pour les prestations qu’il a réalisées. En validant la démarche effectuée sur le portail numérique, le juge administratif adapte le droit aux nouvelles pratiques et garantit que la dématérialisation ne se transforme pas en un piège procédural pour le créancier le plus fragile de l’opération de construction. La charge de la preuve et de la diligence pèse donc lourdement sur le maître d’ouvrage, qui doit assumer son rôle de garant du paiement de l’ensemble des intervenants dont il a agréé la participation.

Source : Cour de cassation – Base Open Data « Judilibre » & « Légifrance ».

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