Cour de justice de l’Union européenne, le 22 décembre 2008, n°C-13/08

Par un arrêt du 22 décembre 2008, la Cour de justice des Communautés européennes s’est prononcée sur l’interprétation du principe d’égalité de traitement dans le cadre de l’accord sur la libre circulation des personnes conclu entre la Communauté européenne et la Confédération suisse.

En l’espèce, un agriculteur de nationalité suisse, dont l’exploitation est établie en Suisse, a conclu un contrat de bail rural portant sur des parcelles agricoles situées en Allemagne. L’autorité administrative allemande compétente s’est opposée à ce contrat au motif qu’il entraînerait une répartition inappropriée des sols, dès lors que des agriculteurs allemands avaient un besoin urgent de ces terres pour leurs propres exploitations. Saisi du litige, l’Amtsgericht Waldshut-Tiengen a annulé le contrat, considérant que l’affermage à un agriculteur dont l’exploitation est sise en Suisse était contraire aux mesures d’amélioration de la structure agraire allemande. Cette décision fut confirmée en appel par l’Oberlandesgericht Karlsruhe. Un pourvoi a alors été formé devant le Bundesgerichtshof, qui a relevé que sa propre jurisprudence antérieure considérait de tels agriculteurs comme des non-agriculteurs au sens de la législation nationale. Toutefois, la juridiction de renvoi s’est interrogée sur la compatibilité de cette approche avec l’accord conclu avec la Confédération suisse.

Le Bundesgerichtshof a donc saisi la Cour de justice d’une question préjudicielle. Il s’agissait de savoir si le principe d’égalité de traitement, tel que prévu à l’article 15, paragraphe 1, de l’annexe I de l’accord, qui impose d’accorder un traitement non moins favorable que celui réservé aux nationaux pour l’accès et l’exercice d’une activité non salariée, s’applique uniquement aux indépendants qui s’établissent durablement dans l’État d’accueil, conformément à l’article 12 de cette annexe, ou s’il bénéficie également aux frontaliers indépendants définis à l’article 13 de la même annexe.

La Cour de justice a répondu que le principe d’égalité de traitement doit être appliqué aux frontaliers indépendants. Elle a estimé que ces derniers ne sauraient être privés d’un traitement non moins favorable que celui accordé aux ressortissants de l’État d’accueil en ce qui concerne l’accès et l’exercice d’une activité non salariée.

Pour parvenir à cette solution, la Cour a procédé à une interprétation littérale et systémique de l’accord, en analysant la structure du chapitre consacré aux indépendants (I). Cette lecture a ensuite été confortée par une approche téléologique, qui a permis de replacer la disposition dans le contexte général et les objectifs de l’accord (II).

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I. L’extension du principe d’égalité de traitement par une interprétation littérale et systémique de l’accord

La Cour fonde sa décision sur une analyse rigoureuse de la structure de l’accord (A), qu’elle conforte par une comparaison avec le régime applicable aux travailleurs salariés (B).

A. L’analyse du chapitre III de l’annexe I

La Cour constate que le chapitre III de l’annexe I, intitulé « Indépendants », regroupe plusieurs articles, dont l’article 12 relatif aux indépendants s’établissant sur le territoire, et l’article 13 visant spécifiquement les frontaliers indépendants. L’article 15, qui énonce le principe d’égalité de traitement, est également inséré dans ce même chapitre. Or, aucune disposition de ce chapitre n’opère de distinction qui aurait pour effet d’exclure les frontaliers indépendants du champ d’application de l’article 15. La Cour en déduit que le terme « indépendant » utilisé à l’article 15 doit s’entendre comme visant l’ensemble des personnes régies par le chapitre III.

L’argumentation est renforcée par une lecture a contrario. Exclure les frontaliers de l’article 15 signifierait également les exclure des articles 14, sur la mobilité professionnelle et géographique, et 16, sur l’exercice de l’autorité publique. Une telle interprétation priverait de cohérence le régime applicable aux frontaliers indépendants. De plus, le paragraphe 2 de l’article 15 renvoie aux « indépendants visés dans le présent chapitre », ce qui confirme l’intention des parties contractantes de ne pas distinguer entre les deux catégories de travailleurs indépendants pour l’application du principe d’égalité de traitement. La Cour souligne que la seule distinction opérée par l’accord concerne le droit de séjour, les frontaliers bénéficiant d’un régime plus favorable puisqu’ils sont dispensés de titre de séjour. Il serait paradoxal que cette faveur procédurale se traduise par une restriction de leurs droits sur le fond.

B. Le parallèle avec le régime des travailleurs salariés

La Cour de justice appuie son raisonnement sur une analyse comparative de la structure des chapitres II et III de l’annexe I. Le chapitre II, consacré aux « Travailleurs salariés », est construit sur un modèle identique à celui du chapitre III. Il contient des dispositions distinctes pour les travailleurs salariés (article 6) et pour les travailleurs frontaliers salariés (article 7), suivies de dispositions communes relatives à la mobilité, à l’égalité de traitement et à l’accès aux emplois publics. Pour les travailleurs salariés, il est admis sans conteste que le principe d’égalité de traitement bénéficie tant aux résidents qu’aux frontaliers.

De cette analogie structurelle, la Cour tire un argument de poids. L’identité de construction entre les deux chapitres révèle une intention commune des parties contractantes de traiter de manière uniforme les situations des travailleurs, qu’ils soient salariés ou indépendants. En conséquence, si le principe d’égalité de traitement s’applique sans distinction à toutes les catégories de travailleurs salariés, il doit logiquement s’appliquer de la même manière à toutes les catégories de travailleurs indépendants. Cette interprétation systémique garantit une application cohérente et homogène de l’accord, prévenant ainsi des divergences de traitement injustifiées entre les différentes catégories de personnes actives.

II. La confirmation de la solution par une approche téléologique et contextuelle

Au-delà de cette exégèse textuelle, la Cour assoit sa solution sur des considérations relatives à la finalité de l’accord (A) et à la cohérence de ses dispositions annexes (B).

A. La prise en compte des objectifs de l’accord

La Cour rappelle que, conformément à son article 1er, l’accord vise notamment à accorder un droit d’établissement en tant qu’indépendant et à assurer « les mêmes conditions de vie, d’emploi et de travail que celles accordées aux nationaux ». Une interprétation qui exclurait les frontaliers indépendants du bénéfice de l’égalité de traitement irait manifestement à l’encontre de cet objectif fondamental. Soumettre ces travailleurs à des restrictions qui ne s’appliquent pas aux autres indépendants reviendrait à créer une discrimination contraire à l’esprit et à la lettre de l’accord.

Cette lecture est d’ailleurs corroborée par l’article 2 de l’accord, qui pose un principe général de non-discrimination en raison de la nationalité pour les ressortissants d’une partie contractante séjournant légalement sur le territoire d’une autre. L’interprétation téléologique adoptée par la Cour permet ainsi de donner son plein effet utile au principe d’égalité de traitement. En refusant de priver les frontaliers indépendants de ce droit, la Cour assure que la libre circulation des personnes ne soit pas une simple faculté théorique, mais une liberté économique effective, permettant une véritable intégration dans le marché intérieur des parties contractantes.

B. L’argument tiré des dispositions sur l’acquisition immobilière

Enfin, l’argumentation de la Cour trouve un ultime appui dans une analyse de l’article 25 de l’annexe I, relatif aux acquisitions immobilières. Le paragraphe 3 de cet article dispose explicitement qu’un frontalier « bénéficie des mêmes droits qu’un ressortissant national en ce qui concerne l’acquisition des immeubles qui servent à l’exercice d’une activité économique ». La Cour en tire un argument a fortiori. Si l’accord garantit l’égalité de traitement pour un acte aussi engageant que l’acquisition d’un immeuble, il serait incohérent de la refuser pour un acte aux effets moins étendus, tel que la conclusion d’un bail rural.

Bien que le bail ne soit pas directement visé par l’article 25, les juges estiment que les parties contractantes ne pouvaient raisonnablement envisager de lui réserver un traitement moins favorable qu’à l’achat. Cette approche garantit la cohérence interne de l’accord, en évitant des solutions juridiques contradictoires entre des situations économiquement proches. En étendant le principe d’égalité de traitement à l’accès au bail rural pour les frontaliers, la Cour confère à sa décision une portée pratique considérable et renforce la sécurité juridique pour les opérateurs économiques suisses actifs sur le territoire de l’Union.

Source : Cour de cassation – Base Open Data « Judilibre » & « Légifrance ».

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