Cour d’appel administrative de Toulouse, le 20 juin 2025, n°25TL00552

L’ordonnance rendue le 20 juin 2025 par le président de la cour administrative d’appel de Toulouse, statuant en référé, illustre les conditions d’application de l’expertise préventive en matière de travaux publics. En l’espèce, des propriétaires étaient en litige avec le gestionnaire du réseau de distribution d’électricité concernant un transformateur installé sur leur parcelle. Souhaitant obtenir le déplacement de cet ouvrage et l’indemnisation de leurs préjudices, ils ont saisi le juge des référés du tribunal administratif de Montpellier d’une demande d’expertise sur le fondement de l’article R. 532-1 du code de justice administrative. Par une ordonnance du 3 mars 2025, cette demande a été rejetée au motif que la mesure sollicitée n’était pas utile. Les requérants ont alors interjeté appel de cette décision, soutenant que l’expertise visait uniquement à éclairer le juge du fond sur des éléments techniques et factuels, sans préjuger de la qualification juridique de l’implantation de l’ouvrage. Le distributeur d’électricité, intimé, a conclu au rejet de la requête, arguant principalement que l’utilité de l’expertise était subordonnée à la reconnaissance préalable, par le juge du fond, du caractère irrégulier de l’emprise. Il était donc demandé au juge d’appel de déterminer si une mesure d’expertise peut être considérée comme utile, au sens de l’article R. 532-1 du code de justice administrative, alors même que la question de la régularité de l’implantation d’un ouvrage public sur une propriété privée n’a pas été préalablement tranchée. Par l’ordonnance commentée, le président de la cour administrative d’appel annule la décision de première instance et fait droit à la demande d’expertise. Il juge que « la circonstance que le juge du fond ne se soit pas encore prononcé sur une éventuelle emprise est sans incidence sur l’utilité de la mesure pouvant être ordonnée en référé », dès lors que la mission de l’expert se limite à éclairer la juridiction sur des questions factuelles et techniques sans trancher une question de droit.

Cette décision réaffirme une conception large de l’utilité de l’expertise en référé, la détachant de la nécessité de préétablir le bien-fondé juridique de l’action principale (I). Elle consacre ainsi une solution pragmatique qui clarifie la fonction probatoire de cette procédure d’instruction et garantit l’effectivité du recours au juge du fond (II).

I. La dissociation de l’utilité de l’expertise et de la qualification de l’emprise

Le juge des référés d’appel consacre une interprétation extensive de l’utilité de la mesure d’instruction en affirmant qu’elle n’est pas conditionnée par la constatation préalable d’une emprise irrégulière (A), ce qui permet de recentrer l’expertise sur sa finalité purement probatoire (B).

A. L’indifférence du caractère non établi de l’emprise irrégulière

Le gestionnaire du réseau de distribution d’électricité soutenait que l’expertise était dépourvue d’utilité tant que le juge du fond n’avait pas qualifié l’implantation de l’ouvrage d’emprise irrégulière. Selon cette thèse, la mesure d’instruction anticipait sur la solution du litige principal et était donc prématurée. Or, le juge d’appel écarte fermement cette argumentation en posant un principe clair. Il énonce que « la circonstance que le juge du fond ne se soit pas encore prononcé sur une éventuelle emprise est sans incidence sur l’utilité de la mesure pouvant être ordonnée en référé ». Ce faisant, il juge que l’appréciation de l’utilité ne dépend pas de la preuve, à ce stade de la procédure, du fait générateur de la responsabilité susceptible d’être recherchée.

Cette solution est conforme à la logique du référé-instruction, qui vise précisément à recueillir des éléments en vue d’un litige potentiel. Exiger des requérants qu’ils démontrent l’irrégularité de l’emprise avant de pouvoir solliciter une expertise reviendrait à les priver d’un moyen de preuve essentiel pour étayer leurs futures prétentions au fond. L’ordonnance rappelle ainsi que le juge du référé-instruction n’est pas le juge du principal ; son office se limite à vérifier si la mesure demandée présente un intérêt dans la perspective d’une future action en justice, sans avoir à se prononcer sur les chances de succès de celle-ci. L’utilité s’apprécie donc au regard du litige éventuel et non de sa solution.

B. Le recentrage de l’expertise sur sa finalité probatoire

En rejetant l’argumentation de la société intimée, le juge des référés précise les contours de la mission d’expertise et la nature des questions qui peuvent être posées à l’expert. Il prend soin de relever que l’expertise demandée « ne tend pas à ce que l’expert se prononce sur la régularité de l’implantation de l’ouvrage et ainsi à lui faire trancher des questions de droit ». La mission est strictement cantonnée à des constatations matérielles et à des appréciations techniques, telles que la localisation exacte du transformateur, les possibilités de son déplacement, le coût des travaux et l’évaluation des préjudices. L’expert n’est donc pas invité à donner son avis sur la légalité de l’ouvrage, mission qui relève de la compétence exclusive du juge.

Cette distinction est fondamentale car elle constitue le critère principal de l’utilité de la mesure d’instruction. Une expertise qui conduirait l’expert à opérer une qualification juridique serait inutile, car elle empièterait sur l’office du juge. En revanche, une expertise visant à fournir au juge les éléments factuels nécessaires à son propre raisonnement juridique est par nature utile. La décision commentée souligne que le rapport d’expertise constituera une « pièce technique et factuelle claire, établie de façon contradictoire », permettant ensuite au juge du fond de procéder à l’analyse et à la qualification juridique des faits.

La solution adoptée par le président de la cour administrative d’appel de Toulouse revêt une portée pratique significative pour les administrés confrontés à l’implantation d’ouvrages publics sur leur propriété.

II. Une solution pragmatique au service de l’effectivité du droit à la preuve

En facilitant l’accès à une expertise contradictoire, cette décision renforce les droits des justiciables en amont d’un éventuel contentieux au fond (A) et clarifie la répartition des compétences entre le juge des référés et le juge du principal (B).

A. La facilitation de l’établissement de la preuve pour le justiciable

L’ordonnance offre aux requérants un moyen efficace de se constituer une preuve objective et contradictoire avant même d’engager une action en responsabilité ou un recours en démolition. Face à une personne publique ou à son concessionnaire, qui dispose souvent d’une supériorité technique et informationnelle, le particulier se trouve dans une position de faiblesse pour évaluer la faisabilité d’un déplacement d’ouvrage ou chiffrer ses préjudices. L’expertise ordonnée sur le fondement de l’article R. 532-1 permet de rééquilibrer ce rapport en confiant à un technicien indépendant le soin de rassembler les données factuelles du litige.

Cette démarche est d’autant plus utile qu’elle peut favoriser une résolution amiable du conflit. Munis d’un rapport d’expertise détaillant les options techniques et les préjudices, les propriétaires seront en meilleure position pour négocier avec le gestionnaire de réseau. La mesure d’instruction n’est donc pas seulement un prélude à un procès, mais aussi un outil potentiel de médiation. Elle permet d’objectiver le débat et de le sortir d’un simple rapport de force, en fournissant une base de discussion factuelle et chiffrée.

B. Une claire articulation des rôles entre juge de l’instruction et juge du fond

Cette ordonnance illustre parfaitement la complémentarité entre l’office du juge du référé-instruction et celui du juge du fond. Le premier ne préjuge pas de ce que décidera le second. Son rôle est de s’assurer que le juge du principal, lorsqu’il sera saisi, disposera de tous les éléments d’appréciation nécessaires pour trancher le litige en pleine connaissance de cause. L’utilité de la mesure d’instruction est ainsi appréciée à l’aune de sa capacité à éclairer le futur débat contentieux.

En l’espèce, le juge des référés d’appel considère que les informations relatives aux modalités de déplacement du transformateur et à l’évaluation des nuisances sont indispensables pour que le juge du fond puisse, le cas échéant, se prononcer sur les conséquences d’une éventuelle emprise irrégulière. En ordonnant l’expertise, il ne fait qu’organiser l’instruction future du dossier au fond, sans prendre parti sur la question de droit. Cette approche respecte scrupuleusement la séparation des fonctions juridictionnelles et garantit que le procès au fond se déroulera sur la base d’éléments de preuve fiables et contradictoirement débattus.

Source : Cour de cassation – Base Open Data « Judilibre » & « Légifrance ».

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