Arrêt de la Cour (première chambre) du 20 avril 1988. – Procédure pénale contre Guy Bekaert. – Demande de décision préjudicielle: Cour d’appel de Rennes – France. – Liberté d’établissement – Autorisation préalable pour l’exploitation d’une surface de vente. – Affaire 204/87.

Un arrêt rendu par la Cour de justice des Communautés européennes, dans le cadre d’une procédure préjudicielle initiée par la cour d’appel de Rennes le 22 juin 1987, offre un éclaircissement essentiel sur le champ d’application de la liberté d’établissement. En l’espèce, un directeur de société de nationalité française faisait l’objet de poursuites pénales pour avoir obtenu une autorisation d’urbanisme commercial sur la base de fausses déclarations, en violation de la législation nationale. Devant les juges du fond, le prévenu soutenait que cette réglementation nationale, en ce qu’elle soumettait l’extension des surfaces commerciales à un régime d’autorisation, était contraire aux principes communautaires de liberté du commerce, de concurrence et d’établissement. La juridiction d’appel, saisie du litige, a alors décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour de justice une question préjudicielle portant sur la compatibilité de la législation française relative à l’urbanisme commercial avec les dispositions du traité de Rome et des directives communautaires. Le problème de droit soumis à l’appréciation de la Cour consistait donc à déterminer si les dispositions du droit communautaire relatives à la liberté d’établissement pouvaient être invoquées dans une situation dont tous les éléments se cantonnaient à l’intérieur d’un seul État membre. La Cour de justice répond par la négative, en affirmant que « ni l’article 52 du traité CEE ni les directives 68/363 et 68/364 du conseil prises pour sa mise en oeuvre dans le domaine des activites non salariees relevant du commerce de detail ne s’appliquent a des situations purement internes a un etat membre ».

Il convient d’analyser la méthode par laquelle la Cour délimite l’objet du litige pour ensuite en tirer les conséquences quant à l’inapplicabilité du droit communautaire (I), avant d’examiner la portée de cette solution qui confirme une frontière nette entre l’ordre juridique national et l’ordre juridique communautaire (II).

I. L’interprétation stricte de la liberté d’établissement comme condition de sa mise en œuvre

La Cour, fidèle à sa jurisprudence, procède en deux temps pour répondre à la juridiction de renvoi. Elle commence par reformuler la question posée afin de la rendre conforme à sa compétence d’interprétation (A), pour ensuite appliquer le critère ainsi dégagé aux faits de l’espèce et constater l’absence de tout élément d’extranéité (B).

A. La nécessaire reformulation de la question préjudicielle

Face à une question formulée en termes de compatibilité d’une loi nationale avec le droit communautaire, la Cour rappelle liminairement les limites de sa compétence au titre de l’article 177 du traité. Elle ne peut se prononcer sur la validité d’une disposition de droit interne, mais seulement fournir à la juridiction nationale les clés d’interprétation du droit communautaire utiles à la résolution du litige. La Cour précise qu’il lui « incombe d’extraire de l’ensemble des elements fournis par la juridiction nationale, et notamment de la motivation de l’acte portant renvoi, les elements de droit communautaire qui appellent une interpretation ». En l’occurrence, elle constate que les préoccupations de la cour d’appel de Rennes se rapportent à une éventuelle « restriction a la liberte d’etablissement ». La Cour de justice recentre donc le débat sur l’article 52 du traité CEE et les directives afférentes, transformant une interrogation large et irrecevable en une question d’interprétation précise et ciblée, seule à même de recevoir une réponse pertinente de sa part.

B. L’exclusion des situations purement internes du champ d’application du traité

Une fois l’objet de la question clarifié, la Cour examine les faits pertinents du litige. Elle relève que le prévenu est de nationalité française, réside en France et gère une société exploitant son activité commerciale sur le territoire français. Tous les aspects de la situation juridique sont donc circonscrits à l’intérieur d’un seul État membre. La Cour en déduit logiquement que la situation est « purement interne ». Or, elle rappelle la finalité même de l’article 52 du traité, qui est d’assurer le bénéfice du traitement national à un ressortissant d’un État membre s’établissant dans un autre État membre et d’interdire toute discrimination fondée sur la nationalité. En l’absence de tout franchissement de frontière, le mécanisme de protection prévu par le traité n’a pas vocation à s’appliquer. La conclusion s’impose d’elle-même : « l’absence de tout element sortant d’un cadre purement national dans une espece determinee a ainsi pour effet, en matiere de liberte d’etablissement, que les dispositions du droit communautaire ne sont pas applicables a une telle situation ».

La solution, si elle paraît évidente au regard de la lettre du traité, n’en demeure pas moins fondamentale quant à ses implications, notamment en ce qu’elle consacre une division claire des compétences réglementaires et laisse entrevoir la possibilité de traitements différenciés.

II. La portée de la décision : la confirmation d’une stricte répartition des compétences

En déclarant le droit communautaire de la liberté d’établissement inapplicable aux situations purement internes, la Cour de justice réaffirme avec force la souveraineté des États membres dans leurs affaires domestiques (A), tout en validant implicitement le phénomène de la discrimination à rebours (B).

A. La compétence maintenue des États membres en matière de réglementation interne

Cet arrêt illustre parfaitement le principe de spécialité qui gouverne les compétences de l’Union. Le droit communautaire n’a pas pour objet de se substituer aux ordres juridiques nationaux dans tous les domaines. Les libertés de circulation, et notamment la liberté d’établissement, ont été conçues comme des instruments au service de la réalisation d’un marché intérieur, c’est-à-dire pour lever les obstacles aux échanges entre les États membres. Dès lors qu’une situation ne présente aucun lien avec ces échanges, elle échappe par nature à la sphère communautaire. La décision confirme donc que les États conservent une compétence pleine et entière pour réglementer des activités économiques, sociales ou culturelles sur leur territoire, pourvu que ces réglementations ne créent pas de discrimination à l’encontre des ressortissants des autres États membres cherchant à s’y établir. La législation française sur l’urbanisme commercial, bien que restrictive, relève ainsi de la seule appréciation du juge national tant qu’elle ne s’applique qu’à des acteurs purement nationaux.

B. La consécration implicite de la discrimination à rebours

La conséquence la plus notable de cette jurisprudence est la validation de ce que la doctrine a qualifié de « discrimination à rebours ». En effet, un ressortissant d’un autre État membre qui aurait souhaité étendre sa surface commerciale en France aurait pu, le cas échéant, invoquer l’article 52 du traité pour contester la législation française si celle-ci avait constitué une restriction disproportionnée à sa liberté d’établissement. En revanche, le ressortissant français, dans la même situation, se voit privé de cette faculté. Il peut donc être traité moins favorablement par sa propre législation que ne le serait un ressortissant d’un autre État membre. Cette situation paradoxale n’est pas une anomalie, mais la conséquence logique de la répartition des compétences entre l’Union et ses États membres. Le droit communautaire ne vise à protéger les individus que dans le cadre de l’exercice de leurs libertés de circulation, laissant aux droits nationaux le soin de protéger leurs propres citoyens dans des situations internes.

Source : Cour de cassation – Base Open Data « Judilibre » & « Légifrance ».

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