Cour d’appel administrative de Nancy, le 30 juin 2025, n°22NC03006

En l’espèce, la cour administrative d’appel était saisie d’un litige relatif à l’attribution d’aides relevant de la politique agricole commune. Une exploitation agricole sous forme de société s’est vu notifier une réduction des surfaces admissibles pour sa déclaration au titre de la campagne 2018. Cette décision administrative résultait de la constatation que les parcelles déclarées par la société faisaient également l’objet d’une demande d’aide par un autre exploitant. Les propriétaires des terres en question, liées à la société requérante, avaient initialement donné congé à cet autre exploitant dans le but de permettre à la société de reprendre l’exploitation.

La procédure a débuté par une décision du préfet, en date du 4 février 2020, réduisant la surface éligible aux aides et prononçant une sanction. Saisi par la société, le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne, par un jugement du 29 septembre 2022, a annulé la sanction pécuniaire mais a confirmé la réduction des surfaces. Parallèlement, le congé délivré au second exploitant a été contesté devant la juridiction civile compétente. Le tribunal paritaire des baux ruraux de Troyes, par un jugement du 27 octobre 2017, a annulé ce congé, une solution confirmée successivement par la cour d’appel de Reims le 21 novembre 2018 et par la Cour de cassation le 12 mars 2020. La société a donc interjeté appel du jugement du tribunal administratif en tant qu’il validait la réduction des aides surfaciques.

Il revenait ainsi aux juges de déterminer si un agriculteur qui exploite matériellement des parcelles agricoles, mais sans détenir de titre juridique valide à la suite d’une décision de justice, peut être considéré comme ayant ces parcelles « à sa disposition » au sens de la réglementation européenne pour l’octroi des paiements directs.

Par un arrêt du 30 juin 2025, la cour administrative d’appel a rejeté la requête. Elle juge que la notion de mise à disposition des terres, condition d’éligibilité aux aides, doit être appréciée au regard de la titularité d’un droit juridique sur celles-ci. L’exploitation de fait, en l’absence d’un tel titre, ne saurait suffire. La cour a donc estimé que, le congé ayant été judiciairement annulé, seul le second exploitant bénéficiait d’un bail valide, lui conférant la disposition juridique des parcelles litigieuses.

Cette solution consacre une approche rigoureuse de la notion de disposition des terres, privilégiant la sécurité juridique conférée par un titre sur la simple réalité matérielle de l’exploitation (I). En conséquence, elle renforce la primauté du droit civil dans l’appréciation des conditions d’octroi des aides agricoles et clarifie les obligations des demandeurs (II).

I. La consécration d’une conception juridique de la disposition des terres agricoles

La cour administrative d’appel réaffirme le principe selon lequel l’éligibilité aux aides de la politique agricole commune est subordonnée à la détention d’un titre juridique valide sur les parcelles exploitées. Elle écarte ainsi explicitement la simple exploitation de fait comme critère suffisant (A), en s’appuyant sur l’issue de la procédure judiciaire civile qui a privé la requérante de tout droit sur les terres (B).

A. Le rejet de l’exploitation de fait comme critère d’éligibilité

La cour fonde son raisonnement sur une interprétation stricte des textes européens, éclairée par la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne. Elle rappelle que, face à des demandes concurrentes pour les mêmes surfaces, l’autorité administrative doit identifier lequel des demandeurs a les hectares admissibles « à sa disposition ». La décision se réfère à l’arrêt de la Cour de justice du 17 décembre 2020, lequel a établi que lorsque s’opposent une personne justifiant d’un titre juridique et un tiers qui utilise les surfaces sans fondement, les aides sont dues au seul titulaire du titre.

Dans le présent arrêt, cette hiérarchie est appliquée avec clarté. La société requérante ne peut « utilement faire valoir, eu égard au principe qui a été énoncé au point 5, qu’elle aurait effectivement exploité lesdites parcelles ». Cette formule souligne que la réalité agronomique de l’exploitation est inopérante en droit lorsque la base juridique de l’occupation fait défaut. La cour refuse ainsi de transformer l’administration ou le juge administratif en arbitre de situations factuelles complexes et potentiellement conflictuelles. Le critère retenu est objectif, simple à vérifier pour l’administration, et vise à prévenir les fraudes ou les abus.

B. La portée déterminante de l’annulation du congé en droit rural

La solution de la cour administrative d’appel découle directement de l’autorité des décisions rendues par les juridictions de l’ordre judiciaire. L’arrêt souligne que le congé délivré au précédent exploitant a été annulé par un jugement du tribunal paritaire des baux ruraux, décision confirmée en appel puis en cassation. Cette annulation a eu pour effet de maintenir le bail rural au profit de cet exploitant, qui était dès lors « seul à être titulaire d’un titre juridique pour se maintenir sur les terres et les exploiter ».

Cette dépendance de la décision administrative à l’égard du contentieux civil est fondamentale. Elle illustre la manière dont le juge administratif doit prendre en compte une situation juridique consolidée par une autre juridiction pour statuer sur la légalité d’un acte administratif. La société requérante ne pouvait ignorer, à la date de sa demande, l’existence de ce litige et l’incertitude pesant sur ses propres droits. En agissant comme si elle disposait légitimement des terres, elle a pris un risque que le juge administratif refuse de couvrir, alignant ainsi le droit aux aides sur la sécurité des titres fonciers.

II. Le renforcement de la sécurité juridique dans l’application de la politique agricole commune

En privilégiant le titre juridique sur la situation de fait, la cour administrative d’appel conforte la prévisibilité et la rigueur dans la gestion des aides européennes. Cette décision clarifie la notion d’hectare admissible en la rattachant fermement à une base légale (A) et délimite par là même le rôle de l’administration, qui doit se fonder sur des situations juridiques établies plutôt que de procéder à des vérifications matérielles incertaines (B).

A. La clarification de la notion d’hectares admissibles

La décision apporte une contribution significative à la définition de la notion d’ « hectares admissibles ». En liant cette condition à la détention d’un titre juridique, la cour offre à l’administration un critère d’appréciation stable et objectif pour l’instruction des dossiers de demande d’aide. Cette approche est conforme à l’esprit du règlement délégué (UE) n° 639/2014, qui précise que la décision d’attribution doit se fonder sur la « compétence décisionnelle en ce qui concerne les activités agricoles exercées » et la prise en charge des risques financiers. Or, ces prérogatives découlent normalement d’un titre juridique tel qu’un bail rural.

Cette interprétation a le mérite de la simplicité et de l’efficacité. Elle évite à l’administration de devoir mener des enquêtes de terrain pour déterminer qui exploite réellement une parcelle en cas de conflit, une tâche qui excéderait ses moyens et sa compétence. L’arrêt rappelle ainsi implicitement aux agriculteurs que la sécurisation de leurs droits d’exploitation par des actes juridiques clairs et incontestés constitue un préalable indispensable à l’obtention des aides publiques.

B. La délimitation du contrôle administratif face aux revendications concurrentes

La portée de cet arrêt réside également dans la confirmation du rôle de l’administration face à des déclarations de surface en doublon. Loin de devoir trancher un différend d’ordre privé, l’autorité administrative doit se borner à appliquer les règles de la politique agricole commune en fonction des titres qui lui sont présentés. En cas de contestation sérieuse sur la validité d’un titre d’exploitation, il appartient aux parties de saisir la juridiction compétente, à savoir le tribunal paritaire des baux ruraux, pour faire trancher leur litige.

La décision du préfet, validée par la cour, n’est donc que la conséquence logique de la situation juridique créée par l’annulation du congé. Elle incite les exploitants à la prudence et à la régularisation de leurs situations foncières. Pour l’avenir, cette jurisprudence confirme qu’un agriculteur ne saurait espérer bénéficier d’aides pour des terres dont il n’a qu’une possession précaire ou contestée, même s’il les met en valeur. La sécurité des financements publics dépend ainsi directement de la solidité des droits privés sur lesquels se fondent les demandes.

Source : Cour de cassation – Base Open Data « Judilibre » & « Légifrance ».

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