Par un arrêt en date du 25 septembre 2025, la cour administrative d’appel de Nancy a apporté des précisions sur les critères d’appréciation de la résidence séparée entre époux, conditionnant leur imposition distincte.
En l’espèce, un contribuable marié sous le régime de la séparation de biens a fait l’objet d’une procédure de rectification de la part de l’administration fiscale au titre de l’année 2017. Cette dernière a remis en cause l’imposition commune du couple, estimant que l’épouse du contribuable ne vivait plus sous le même toit que lui au 31 décembre de l’année d’imposition. L’administration se fondait notamment sur la signature par l’épouse d’un contrat de bail pour un nouveau logement en novembre 2017, sur des factures d’eau et de gaz, ainsi que sur une attestation de témoin relative à un déménagement en décembre 2017. Le contribuable a contesté cette analyse, soutenant que son épouse n’avait effectivement quitté le domicile conjugal qu’en janvier 2018.
Saisi par le contribuable, le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne a, par un jugement du 13 avril 2023, rejeté sa demande en décharge de l’imposition supplémentaire. Le contribuable a alors interjeté appel de cette décision. Devant la cour administrative d’appel, l’administration fiscale maintenait que les éléments recueillis suffisaient à prouver une résidence séparée au 31 décembre 2017. Le requérant, quant à lui, persistait à soutenir que la résidence commune n’avait pas cessé à cette date, arguant de l’impossibilité matérielle pour son épouse d’occuper le nouveau logement. Il revenait donc à la cour de déterminer à quelles conditions la preuve d’une résidence séparée d’époux mariés sous le régime de la séparation de biens pouvait être considérée comme rapportée par l’administration fiscale, et plus précisément, si des indices matériels tels qu’un déménagement et la souscription de certains contrats pouvaient suffire en l’absence d’éléments essentiels à l’habitation effective des lieux.
La cour administrative d’appel annule le jugement de première instance et accorde la décharge de l’imposition au contribuable. Elle juge que l’administration, sur qui pèse la charge de la preuve, n’établit pas que les époux résidaient sous des toits séparés à la date déterminante. Pour parvenir à cette conclusion, la cour retient un élément décisif : « en l’absence d’électricité dans le logement loué par [l’épouse] avant le 5 janvier 2018, celle-ci ne peut être regardée comme y résidant déjà le 31 décembre 2017 ».
La décision commentée clarifie l’appréciation de la notion factuelle de résidence en appliquant rigoureusement la méthode du faisceau d’indices (I), ce qui la conduit à affirmer la primauté de l’occupation matérielle effective sur les simples actes préparatoires au changement de domicile (II).
I. La consolidation de la méthode du faisceau d’indices dans l’appréciation de la résidence séparée
La cour administrative d’appel assoit son raisonnement sur une application orthodoxe des règles probatoires en matière fiscale (A), ce qui l’amène à procéder à une pesée minutieuse des différents indices qui lui sont soumis (B).
A. Le rappel des règles de charge de la preuve en matière de rectification fiscale
Conformément à une jurisprudence constante, la charge de la preuve en matière d’établissement de l’impôt repose sur l’administration fiscale. Dans le cadre d’une procédure de rectification contradictoire, lorsque le contribuable refuse le redressement proposé, il appartient à l’administration de démontrer le bien-fondé de son action. L’arrêt le rappelle explicitement en son deuxième considérant : « Il appartient en conséquence à l’administration d’apporter la preuve du bien-fondé de l’imposition distincte ou séparée ». Cette règle procédurale est fondamentale, car elle encadre l’ensemble de l’analyse du juge.
L’administration ne peut donc se contenter d’allégations ou d’indices ambigus pour remettre en cause la situation déclarée par le contribuable. Elle doit fournir des éléments précis, objectifs et concordants permettant d’établir avec une certitude suffisante la réalité des faits sur lesquels elle fonde l’imposition. En l’espèce, il lui incombait de prouver la cessation de la vie sous le même toit au 31 décembre 2017. Le refus du contribuable d’accepter la rectification a eu pour effet de placer l’administration dans la position de demandeur à la preuve, une position que la cour s’attache à vérifier si elle a été correctement tenue.
B. La mise en balance des indices contradictoires
Pour apprécier la situation factuelle, le juge fiscal utilise la méthode du faisceau d’indices, qui consiste à examiner l’ensemble des éléments de fait présentés par les parties. La cour ne se limite pas à constater l’existence d’indices, mais en apprécie la force probante respective. D’un côté, l’administration fiscale avançait la signature d’un bail, des consommations d’eau et de gaz, et le témoignage d’un proche ayant aidé au déménagement les 26 et 27 décembre. Ces éléments tendaient à démontrer une volonté de l’épouse de s’installer ailleurs et le commencement d’actes matériels en ce sens.
D’un autre côté, le contribuable opposait des éléments tout aussi concrets. Il produisait des pièces dont il ressortait que « le contrat d’électricité n’a été ouvert que le 5 janvier 2018 ». De plus, il apportait un témoignage selon lequel son épouse était présente au domicile conjugal dans la nuit du 31 décembre au 1er janvier. La cour procède à une hiérarchisation implicite de ces preuves. Elle considère que l’attestation relative au déménagement « ne permet pas d’établir qu’elle aurait vécu dans son nouveau logement dès cette date », relativisant ainsi sa portée. La confrontation des indices révèle une contradiction que le juge tranche en faveur des éléments les plus déterminants pour caractériser une habitation effective.
II. La primauté de l’occupation effective sur les actes préparatoires au changement de domicile
La solution retenue par la cour repose sur une conception matérielle de la notion de résidence (A), dont la portée renforce la sécurité juridique du contribuable face à l’administration (B).
A. La définition concrète et matérielle de la notion de résidence
L’apport principal de l’arrêt réside dans son approche pragmatique de la notion de résidence. Plutôt que de s’en tenir à l’intention de se loger séparément, manifestée par la signature d’un bail, la cour recherche si le logement était matériellement habitable. L’absence d’électricité en plein hiver est perçue comme un obstacle rédhibitoire à une occupation effective. La formule de la cour est à cet égard dénuée d’ambiguïté : « En l’absence d’électricité dans le logement loué (…) avant le 5 janvier 2018, celle-ci ne peut être regardée comme y résidant déjà le 31 décembre 2017 ».
Cette analyse distingue clairement les actes préparatoires à un changement de résidence et la résidence effective elle-même. La signature d’un bail, la souscription de certains abonnements ou même le transport de meubles ne suffisent pas à consommer la rupture de la résidence commune. Seule la possibilité concrète de vivre dans le nouveau logement, caractérisée par la présence des commodités essentielles comme l’électricité, permet de considérer la résidence comme établie. Le juge administratif adopte ainsi une définition de la résidence qui est ancrée dans la réalité quotidienne et non dans la simple construction juridique.
B. La portée de la solution : un renforcement de la sécurité juridique du contribuable
Bien que rendue en fonction des circonstances particulières de l’espèce, cette décision n’en est pas moins porteuse d’enseignements. Elle vient préciser le degré de preuve exigé de l’administration fiscale lorsqu’elle entend remettre en cause une situation de fait déclarée. En exigeant la démonstration d’une occupation effective et non seulement d’une intention ou d’actes préparatoires, la cour élève le standard probatoire et limite le risque d’une appréciation trop extensive de la notion de résidence séparée.
Cette solution offre une plus grande prévisibilité aux contribuables, qui pourraient se voir opposer une imposition distincte sur la base d’éléments encore équivoques. Elle rappelle que la date du 31 décembre, fixée par l’article 196 bis du code général des impôts, doit être appréciée strictement au regard d’une situation de fait consolidée, et non d’une situation en devenir. En sanctionnant une analyse administrative jugée trop hâtive, la cour réaffirme que le doute sur la réalité d’une résidence séparée doit bénéficier au contribuable, conformément au principe de la charge de la preuve qui pèse sur l’administration.