Arrêt de la Cour du 6 novembre 1984. – Robert Fearon & Company Limited contre Irish Land Commission. – Demande de décision préjudicielle: Supreme Court – Irlande. – Restrictions nationales à la possibilité de posséder des terres. – Affaire 182/83.

Dans un arrêt rendu sur renvoi préjudiciel d’une juridiction suprême nationale, la Cour de justice des Communautés européennes a précisé l’articulation entre les politiques foncières nationales et la liberté d’établissement. En l’espèce, une société de droit local, propriétaire d’un terrain, faisait l’objet d’une procédure d’expropriation initiée par une autorité foncière nationale. La législation nationale permettait une telle mesure à l’encontre de sociétés dont les actionnaires ne remplissaient pas une condition de résidence à proximité du fonds concerné depuis plus d’un an. Or, la société en cause était intégralement détenue par des ressortissants d’un autre État membre qui, en raison de leur non-résidence, ne satisfaisaient pas à cette exigence légale.

La juridiction nationale suprême, saisie du litige, a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour de justice une question préjudicielle. Cette question visait à déterminer si l’article 58 du traité CEE, relatif à l’assimilation des sociétés aux personnes physiques pour le bénéfice du droit d’établissement, devait être interprété comme interdisant d’imposer une telle condition de résidence aux actionnaires d’une personne morale propriétaire de terres. Le problème de droit soumis à la Cour consistait donc à savoir si le principe de la liberté d’établissement s’opposait à ce qu’une législation nationale subordonne le bénéfice d’une immunité contre l’expropriation foncière à une condition de résidence, lorsque cette condition s’applique indistinctement aux nationaux et aux ressortissants d’autres États membres qui ont exercé leur liberté en constituant une société locale.

À cette question, la Cour de justice répond que le traité ne s’oppose pas à une telle condition de résidence, pourvu qu’elle soit imposée de manière égale aux nationaux de l’État membre concerné et aux ressortissants des autres États membres, et que les pouvoirs d’expropriation ne soient pas exercés de façon discriminatoire. Il convient d’analyser la solution de la Cour, qui articule la politique foncière nationale avec les exigences de la liberté d’établissement (I), avant d’en examiner la portée au regard de la délimitation des compétences entre les États membres et l’Union (II).

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I. L’articulation de la politique foncière nationale et de la liberté d’établissement

La Cour de justice opère une clarification en écartant d’abord l’argument d’une compétence exclusive de l’État membre en matière de propriété (A), pour ensuite recentrer son analyse sur l’absence de discrimination comme critère déterminant de la compatibilité de la mesure nationale avec le droit communautaire (B).

A. Le rejet de l’exception tirée de la compétence nationale en matière de propriété

Dans ses observations, la Commission avançait que l’affaire relevait du régime de la propriété, domaine que l’article 222 du traité CEE réserve à la compétence des États membres. Selon cette disposition, « le présent traité ne préjuge en rien le régime de la propriété dans les États membres ». Une telle lecture aurait eu pour conséquence de soustraire la législation nationale litigieuse à tout contrôle au regard des libertés de circulation. Cependant, la Cour écarte fermement cette interprétation en rappelant que si les États membres sont libres d’organiser leur régime de propriété et d’instituer des mécanismes d’expropriation, l’exercice de cette compétence ne saurait faire échec aux règles fondamentales du traité.

La Cour souligne que les restrictions à l’acquisition et à l’exploitation de biens fonciers figurent parmi celles que le traité vise à supprimer pour réaliser la liberté d’établissement. Elle se réfère à cet égard au programme général pour la suppression des restrictions à la liberté d’établissement, qui mentionne expressément les dispositions accordant un traitement moins favorable aux ressortissants d’autres États membres en cas d’expropriation. Ainsi, la Cour établit qu’un régime national d’expropriation, bien que relevant de la compétence étatique, « n’échappe cependant pas à la règle fondamentale de non-discrimination qui est à la base du chapitre du traité relatif au droit d’établissement ».

B. L’application du principe de non-discrimination comme critère de compatibilité

Après avoir affirmé la soumission de la législation nationale au droit communautaire, la Cour procède à une requalification juridique de la question posée. Elle estime que l’article 58 du traité n’est pas directement pertinent, car la société en cause, étant constituée selon le droit local, ne peut se prévaloir du droit d’établissement dans l’État de sa propre constitution. La véritable question, selon la Cour, est de savoir si les ressortissants d’autres États membres, qui ont exercé leur liberté d’établissement au titre de l’article 52 en créant cette société, peuvent se voir imposer la condition de résidence litigieuse.

La réponse de la Cour est affirmative, mais conditionnée. Elle juge qu’une telle obligation de résidence est compatible avec le traité dès lors qu’elle est imposée tant aux nationaux qu’aux ressortissants des autres États membres, et ce de façon égale. La Cour précise qu’une « condition de résidence ainsi circonscrite ne revêt pas, en effet, un caractère discriminatoire qui pourrait être condamné au regard de l’article 52 du traité ». En liant la validité de la mesure nationale à son caractère non discriminatoire, la Cour fait de l’égalité de traitement le pivot de son raisonnement, ce qui lui permet de concilier un objectif de politique structurelle nationale avec les exigences de la liberté d’établissement.

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Si la solution garantit l’application du principe d’égalité de traitement, elle pose néanmoins la question de la portée des objectifs nationaux face aux libertés fondamentales.

II. La portée de la solution : une délimitation pragmatique des compétences

La décision de la Cour a le mérite de reconnaître la légitimité des objectifs d’intérêt général poursuivis par les États membres (A), tout en consolidant une approche matérielle et non purement formelle de la notion de discrimination (B).

A. La validation des objectifs d’intérêt général nationaux

En validant la condition de résidence, la Cour reconnaît implicitement la légitimité des objectifs de politique foncière rurale de l’État membre concerné. Le jugement mentionne que la législation en cause visait à accroître la taille d’exploitations non rentables, à lutter contre la spéculation foncière et à s’assurer que la terre appartienne à ceux qui la travaillent. En ne condamnant pas une mesure destinée à atteindre de tels buts, la Cour adopte une approche pragmatique qui évite de faire prévaloir de manière absolue les libertés économiques sur des considérations d’intérêt général national.

Cette solution illustre une forme d’équilibre. Le droit communautaire n’a pas pour effet d’interdire aux États membres de poursuivre des politiques structurelles, même si celles-ci peuvent avoir un impact sur l’exercice des libertés garanties par le traité. L’essentiel est que ces politiques ne soient pas mises en œuvre de manière à créer une discrimination, directe ou indirecte, à l’encontre des ressortissants des autres États membres. La Cour admet donc que la liberté d’établissement n’est pas absolue et peut être encadrée par des réglementations nationales justifiées, pourvu qu’elles soient appliquées sans discrimination.

B. La consolidation d’une approche matérielle de la discrimination

La portée de cet arrêt réside également dans sa contribution à la définition de la discrimination. En se concentrant sur l’égalité d’application de la condition de résidence aux nationaux et aux non-nationaux, la Cour examine si la mesure crée une différence de traitement fondée sur la nationalité. En l’espèce, l’obligation de résider à proximité du fonds s’applique de la même manière à un actionnaire national et à un actionnaire d’un autre État membre. La restriction ne découle pas de la nationalité, mais du fait objectif de la non-résidence.

Cette approche confirme que l’interdiction de la discrimination ne vise pas toute réglementation susceptible d’affecter plus souvent les non-résidents, qui sont statistiquement plus susceptibles d’être des non-nationaux. Elle sanctionne les mesures qui établissent une distinction fondée sur la nationalité ou qui, sous une apparence de neutralité, aboutissent en pratique au même résultat sans justification objective. En l’occurrence, la Cour considère que la condition de résidence, intégrée dans une politique foncière globale et appliquée uniformément, ne constitue pas une telle discrimination déguisée. Elle consolide ainsi une jurisprudence qui apprécie la discrimination de manière concrète, en examinant les effets réels de la législation nationale.

Source : Cour de cassation – Base Open Data « Judilibre » & « Légifrance ».

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