Cour d’appel administrative de Versailles, le 30 janvier 2025, n°22VE02070

Un arrêt rendu par une cour administrative d’appel le 30 janvier 2025 illustre les limites du pouvoir d’injonction du juge administratif face à un dommage de travaux publics. En l’espèce, un particulier, propriétaire d’une habitation située à proximité d’une déchetterie exploitée par une collectivité publique, se plaignait de nuisances sonores et visuelles persistantes. Saisi par le requérant, le tribunal administratif avait d’abord condamné la collectivité à l’indemniser pour les troubles subis, une condamnation qui fut confirmée en appel par un précédent arrêt reconnaissant le caractère grave et spécial des inconvénients. Dans un second temps, le même tribunal administratif, constatant la persistance du dommage, avait enjoint à la personne publique de réaliser des travaux de déplacement de certaines installations de la déchetterie. C’est ce second jugement qui a fait l’objet d’un appel de la part de la collectivité, laquelle contestait le bien-fondé d’une telle injonction, arguant principalement du coût exorbitant des mesures prescrites au regard des nuisances effectives.

La question de droit soumise à la cour était donc de savoir si le juge peut refuser d’ordonner des mesures matérielles visant à faire cesser un dommage de travaux publics lorsque leur coût apparaît manifestement disproportionné au regard de la persistance et de l’ampleur des nuisances résiduelles. La cour administrative d’appel répond par l’affirmative en annulant le jugement. Elle rejette la demande d’injonction après avoir constaté que les nuisances les plus importantes avaient cessé et que le coût des travaux restant à effectuer était disproportionné par rapport aux troubles subsistants, ce qui privait de son caractère fautif l’abstention de la personne publique.

Il convient d’étudier la manière dont la cour réaffirme les conditions d’exercice du pouvoir d’injonction en matière de dommage de travaux publics (I), avant d’analyser l’application concrète du contrôle de proportionnalité qui en découle (II).

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I. La soumission du pouvoir d’injonction à une appréciation circonstanciée de la faute de l’administration

La décision rappelle de manière didactique le cadre juridique permettant au juge d’ordonner des mesures matérielles, un pouvoir qui demeure strictement conditionné par l’existence d’une faute de l’administration (A), dont l’appréciation intègre nécessairement des considérations d’intérêt général comme le coût des mesures (B).

A. Le rappel du pouvoir d’injonction conditionné par une abstention fautive

L’arrêt expose avec clarté le principe selon lequel le juge administratif, lorsqu’il constate la persistance d’un dommage de travaux publics, dispose de la faculté d’aller au-delà de la simple réparation pécuniaire. Il peut en effet enjoindre à la personne publique de mettre fin au trouble en ordonnant la réalisation de mesures concrètes. La cour précise que ce pouvoir n’est toutefois pas discrétionnaire et ne peut être exercé que si une condition essentielle est remplie : le dommage doit perdurer « du fait de la faute que commet, en s’abstenant de prendre les mesures de nature à y mettre fin ou à en pallier les effets, la personne publique ». Le juge doit ainsi caractériser une inertie fautive de l’administration face à une situation dommageable qui continue de produire ses effets.

Cette approche confirme que la source du pouvoir d’injonction ne réside pas dans le dommage initial lui-même, mais dans le comportement de la personne publique postérieurement à sa survenance. La faute n’est pas d’avoir créé le trouble, mais de ne pas y remédier alors que des solutions existent. Cette abstention est alors analysée comme une nouvelle faute, distincte de celle qui a pu être à l’origine du préjudice, justifiant une intervention prescriptive du juge pour contraindre l’administration à agir. La décision s’inscrit ainsi dans une jurisprudence bien établie qui cherche à assurer l’effectivité de la réparation du dommage.

B. L’intégration du coût des mesures dans l’appréciation de la faute

Toutefois, l’arrêt apporte une précision fondamentale en indiquant les limites de cette obligation d’agir pour l’administration. L’abstention de la personne publique ne sera pas jugée fautive si elle est justifiée par un motif légitime. La cour énonce que le juge doit « s’assurer qu’aucun motif d’intérêt général, qui peut tenir au coût manifestement disproportionné des mesures à prendre par rapport au préjudice subi, ou aucun droit de tiers ne justifie l’abstention de la personne publique ». Ce faisant, elle érige le bilan coûts-avantages en critère déterminant de l’appréciation de la faute.

L’intérêt de cette approche est de soumettre le droit du particulier à la cessation du trouble à une balance avec l’intérêt général financier. Une administration peut donc légalement refuser de mettre en œuvre des travaux si leur charge financière est excessive au regard du bénéfice attendu pour la victime. La faute par abstention est ainsi relativisée ; elle n’existe que si l’inaction de l’administration est déraisonnable. Cette solution pragmatique permet au juge d’éviter d’imposer aux deniers publics des dépenses somptuaires pour remédier à des préjudices devenus mineurs, conciliant ainsi le droit à réparation de l’administré et les contraintes budgétaires de la collectivité.

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II. L’application du critère de proportionnalité au cas d’espèce

Forte de ces principes, la cour procède à une application rigoureuse du contrôle de proportionnalité, qui se manifeste par une évaluation concrète des faits (A) aboutissant logiquement au rejet de la demande d’injonction (B).

A. L’évaluation concrète des nuisances résiduelles et des coûts

La cour se livre à un examen minutieux et actualisé de la situation, en tenant compte des évolutions factuelles intervenues depuis les premières décisions. Le premier élément relevé, et sans doute le plus décisif, est que « les colonnes de verres de la déchetterie ont été supprimées ». Or, il ressortait des expertises que ces installations constituaient la source principale des nuisances sonores, notamment par le dépassement des seuils réglementaires. En supprimant cette source, la collectivité a mis fin à la partie la plus substantielle du préjudice, modifiant ainsi radicalement les données du litige.

Dès lors, les nuisances restantes, liées au stockage et à l’évacuation des gravats, sont qualifiées de limitées. La cour relève à cet égard la faible fréquence des opérations, avec « seulement 6 opérations d’évacuation en 2017 ». Face à ce préjudice résiduel, elle prend en considération le coût des travaux de déplacement de l’aire concernée, que l’administration chiffre à 57 519 euros. Bien que les devis n’aient pas fait l’objet d’une mise en concurrence, la cour estime qu’ils sont suffisamment probants pour établir un ordre de grandeur. La disproportion entre le coût et le trouble résiduel devient alors manifeste.

B. Le rejet de l’injonction au profit d’une gestion pragmatique du contentieux

La conclusion de ce raisonnement s’impose d’elle-même. La cour juge que, compte tenu du caractère limité des nuisances restantes, « les travaux de déplacement de l’aire bétonnée (…) apparaissent disproportionnés ». En conséquence, l’abstention de la collectivité à réaliser ces travaux n’est pas fautive. La condition nécessaire au prononcé d’une injonction faisant défaut, la cour annule le jugement du tribunal administratif qui avait ordonné les travaux. Elle écarte par là même la demande subsidiaire du requérant, qui visait à laisser le choix à l’administration entre les travaux et le versement d’une indemnité supplémentaire.

Cette décision témoigne d’une approche particulièrement pragmatique de l’office du juge. Celui-ci ne se contente pas de faire appliquer un droit à réparation de manière absolue, mais l’adapte aux circonstances de l’espèce et aux contraintes de l’action administrative. La solution retenue est empreinte de réalisme économique et consacre une forme de gestion extinctive du contentieux. Après avoir indemnisé le préjudice le plus grave, puis constaté sa disparition en grande partie, le juge refuse d’imposer une charge qu’il estime excessive pour la collectivité au regard du faible bénéfice qu’en retirerait le particulier. La portée de cet arrêt est de rappeler que si la réparation en nature est un objectif, elle n’est pas un droit absolu pour la victime d’un dommage de travaux publics et cède devant des considérations impérieuses d’intérêt général.

Source : Cour de cassation – Base Open Data « Judilibre » & « Légifrance ».

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