1ère chambre du Conseil d’État, le 8 juillet 2025, n°501402

Par une décision en date du 8 juillet 2025, le Conseil d’État s’est prononcé sur les conditions de légalité de l’exercice du droit de préemption urbain par une collectivité publique. En l’espèce, une commune avait décidé d’exercer son droit de préemption sur un local commercial, faisant ainsi obstacle à son acquisition par une société civile immobilière. L’acquéreur évincé a alors saisi le juge des référés du tribunal administratif de Paris d’une demande de suspension de l’exécution de cette décision. Par une ordonnance du 27 janvier 2025, le juge des référés a fait droit à cette demande, estimant qu’il existait un doute sérieux quant à la légalité de la décision de préemption. Il a notamment retenu que la réalité du projet d’aménagement justifiant la préemption n’était pas suffisamment établie, faute de précisions sur ses caractéristiques. La commune a formé un pourvoi en cassation contre cette ordonnance.

Le problème de droit soumis à la haute juridiction administrative consistait à déterminer le degré de précision requis pour le projet d’action ou d’opération d’aménagement justifiant une décision de préemption. Plus précisément, il s’agissait de savoir si une collectivité doit justifier, à la date où elle préempte, d’un projet dont les caractéristiques sont précisément définies, ou si la seule justification de la réalité d’un projet et la mention de sa nature dans la décision suffisent à la rendre légale.

Le Conseil d’État a cassé l’ordonnance du juge des référés. Il a jugé que le juge de première instance avait commis une erreur de droit en retenant comme propre à créer un doute sérieux le fait que les caractéristiques du projet n’étaient pas précisées. La haute juridiction a rappelé que la légalité d’une décision de préemption est subordonnée à deux conditions : l’existence, à la date de la décision, de la « réalité d’un projet d’action ou d’opération d’aménagement », et la mention de la « nature de ce projet dans la décision de préemption ». Elle en a déduit que l’absence de définition des caractéristiques précises du projet à ce stade ne suffisait pas à elle seule à entacher la décision d’illégalité.

Cette solution conduit à examiner la réaffirmation d’une appréciation souple de l’exigence de réalité du projet de préemption (I), avant d’analyser la portée d’un contrôle pragmatique sur l’exercice de ce droit (II).

I. La réaffirmation d’une conception souple de la réalité du projet de préemption

Le Conseil d’État, en cassant l’ordonnance du juge des référés, censure une appréciation qu’il a jugée excessivement rigoureuse des conditions posées par le code de l’urbanisme (A). Il en profite pour rappeler que la légalité de la préemption repose avant tout sur la matérialité de l’intention d’aménager de la collectivité (B).

A. La censure d’une exigence de précision excessive du projet

Le juge des référés du tribunal administratif de Paris avait suspendu la décision de préemption au motif que la commune n’établissait pas la réalité du projet, faute de précisions sur ses caractéristiques. Cette approche témoignait d’une volonté de vérifier de manière approfondie que la préemption ne constituait pas une simple mesure d’opportunité foncière dépourvue de finalité concrète. En exigeant la définition des caractéristiques du projet, le premier juge élevait le niveau de contrôle sur la motivation de la décision administrative. Il considérait implicitement que la seule mention d’un objectif général, même conforme aux dispositions de l’article L. 300-1 du code de l’urbanisme, ne suffisait pas à caractériser la réalité du projet.

Le Conseil d’État rejette cette interprétation en la qualifiant d’erreur de droit. Il estime que le juge des référés a ajouté une condition non prévue par les textes en liant la réalité du projet à la définition précise de ses caractéristiques. En l’espèce, la décision attaquée mentionnait un projet de création d’un local d’activité commerciale ou artisanale, s’inscrivant dans le cadre d’un programme municipal adopté par délibération, et ayant fait l’objet d’une étude de faisabilité. Pour la haute juridiction, ces éléments étaient suffisants pour écarter le doute sérieux sur la légalité de l’acte, contrairement à l’analyse du premier juge. La cassation de l’ordonnance sanctionne donc une vision trop exigeante du contrôle, qui risquerait de paralyser l’action des collectivités en matière d’urbanisme.

B. La consécration de la simple matérialité de l’intention d’aménager

En censurant le juge des référés, le Conseil d’État clarifie le contenu de l’obligation qui pèse sur l’administration. Il réaffirme la jurisprudence constante selon laquelle la légalité de la préemption doit être appréciée à la date à laquelle elle est exercée. Il rappelle à cet égard que les collectivités titulaires du droit de préemption doivent « justifier, à la date à laquelle elles l’exercent, de la réalité d’un projet d’action ou d’opération d’aménagement répondant aux objets mentionnés à l’article L. 300-1 du code de l’urbanisme, alors même que les caractéristiques précises de ce projet n’auraient pas été définies à cette date ».

Cette formule souligne que l’essentiel réside dans la preuve de l’existence d’une intention réelle et effective d’aménager dans un but d’intérêt général. La réalité du projet peut ainsi être attestée par un faisceau d’indices, tels que des études préliminaires, des délibérations concordantes ou des actes préparatoires. La décision commentée illustre cette approche en se fondant sur l’existence d’un plan municipal pour le commerce, d’un programme d’action et d’une étude de faisabilité technique et financière. La motivation de la décision de préemption est alors jugée suffisante dès lors qu’elle fait apparaître la nature du projet et se réfère à ces éléments tangibles. Le contrôle du juge se concentre ainsi sur l’absence de détournement de pouvoir plutôt que sur le degré d’avancement opérationnel du projet.

En précisant les contours de l’obligation de motivation, la haute juridiction administrative ne se contente pas de rappeler une règle de droit. Elle dessine également les implications pratiques de cette règle pour l’action administrative et la protection des droits des administrés.

II. La portée d’un contrôle pragmatique de l’exercice du droit de préemption

Cette décision conforte les prérogatives des collectivités dans la mise en œuvre de leurs politiques d’urbanisme (A), tout en maintenant des garanties pour l’acquéreur évincé contre une utilisation arbitraire de ce droit (B).

A. Une prérogative confortée au service de l’urbanisme opérationnel

La solution retenue par le Conseil d’État traduit une approche pragmatique des contraintes de l’aménagement urbain. Exiger d’une collectivité qu’elle définisse avec précision les caractéristiques d’un projet avant même de s’être assurée de la maîtrise foncière du bien serait souvent irréaliste et contre-productif. Les projets d’urbanisme sont par nature évolutifs et leur conception s’affine au fur et à mesure des études et des procédures. En validant une motivation qui expose la nature du projet sans en détailler le contenu, la décision facilite l’intervention des personnes publiques en amont des opérations d’aménagement.

Cette souplesse permet aux communes de saisir des opportunités foncières pour constituer des réserves ou pour mettre en œuvre rapidement des politiques locales, comme la lutte contre la vacance commerciale ou la préservation de la diversité artisanale en l’espèce. Le droit de préemption est ainsi confirmé dans son rôle d’instrument au service d’un urbanisme stratégique et réactif. La jurisprudence du Conseil d’État donne aux collectivités les moyens de mener à bien leurs missions d’intérêt général, sans les enfermer dans un formalisme excessif qui les priverait d’une part de leur efficacité. La décision s’inscrit dans une logique de confiance envers l’action administrative, présumée agir pour la réalisation des objectifs fixés par le législateur.

B. Le maintien d’une garantie contre l’arbitraire administratif

Si la décision assouplit les exigences formelles pesant sur la motivation, elle ne dispense pas pour autant la collectivité de justifier de la réalité de son projet. Le contrôle du juge administratif, bien que pragmatique, demeure un rempart contre d’éventuels détournements de pouvoir. La nécessité de prouver l’existence d’un projet « réel » à la date de la décision de préemption interdit à une commune d’utiliser ce droit sans aucune intention d’aménager, dans le seul but de faire échec à une vente ou pour des motifs d’opportunité étrangers à l’intérêt général.

Le juge conserve toute sa faculté d’apprécier souverainement les pièces du dossier pour vérifier la consistance et la cohérence de l’intention de la collectivité. L’acquéreur évincé peut toujours contester la décision en démontrant, par exemple, que le projet invoqué est manifestement irréalisable, fictif ou qu’il dissimule un autre objectif. La présente affaire en est une bonne illustration, puisque le Conseil d’État, après avoir cassé l’ordonnance, statue lui-même au fond et examine les moyens soulevés pour conclure, en l’état de l’instruction, à l’absence de doute sérieux. L’équilibre est ainsi préservé entre l’efficacité de l’action publique et la protection du droit de propriété, qui ne peut être écarté que pour des raisons sérieuses et justifiées, même si elles ne sont pas encore précisément détaillées.

Source : Cour de cassation – Base Open Data « Judilibre » & « Légifrance ».

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