Cour d’appel administrative de Toulouse, le 8 juillet 2025, n°23TL01576

Une société titulaire du lot gros œuvre pour la construction d’un bâtiment public a adressé son projet de décompte final au maître d’ouvrage ainsi qu’au maître d’œuvre. Face au silence gardé par l’administration, l’entreprise a formalisé un projet de décompte général, estimant qu’il était devenu tacitement le décompte général et définitif du marché. Elle a alors saisi le tribunal administratif d’une demande de condamnation du maître d’ouvrage au paiement du solde qu’elle revendiquait. Par un jugement du 15 juin 2023, le tribunal administratif a rejeté sa demande au motif principal que le projet de décompte n’avait pas été transmis par l’intermédiaire de la plateforme de facturation électronique obligatoire. La société a interjeté appel de ce jugement. Par un arrêt du 8 juillet 2025, la cour administrative d’appel a annulé le jugement pour une irrégularité de procédure avant de statuer au fond par la voie de l’évocation. Saisie du litige, la juridiction d’appel devait d’abord se prononcer sur la régularité de la composition de la formation de jugement de première instance, au regard du principe d’impartialité. Ensuite, il lui appartenait de déterminer le point de départ du délai imparti au titulaire d’un marché de travaux pour présenter son projet de décompte final lorsque la réception des ouvrages est prononcée avec des réserves. La cour a jugé que la participation à la formation de jugement d’un magistrat s’étant déjà prononcé sur le même litige en qualité de juge des référés méconnaissait le principe d’impartialité objective, ce qui justifiait l’annulation du jugement. Statuant au fond, elle a ensuite jugé que le délai de présentation du projet de décompte final ne court qu’à compter de la date du procès-verbal constatant la levée de l’ensemble des réserves, rendant ainsi prématurée, et donc inopérante, la demande de l’entreprise.

La décision commentée offre l’occasion de revenir sur deux aspects fondamentaux du contentieux des contrats publics. D’une part, elle réaffirme avec force l’exigence d’impartialité objective des formations de jugement (I). D’autre part, elle précise les modalités temporelles d’établissement du décompte général et définitif, en clarifiant la portée d’une réception prononcée sous réserves (II).

I. L’annulation justifiée par la méconnaissance du principe d’impartialité

La cour administrative d’appel fonde l’annulation du jugement sur une irrégularité procédurale tirée de la composition de la formation de jugement, rappelant l’exigence d’impartialité objective (A), ce qui la conduit à sanctionner logiquement une situation de pré-jugement (B).

A. L’exigence d’impartialité objective de la formation de jugement

Le principe d’impartialité constitue une garantie fondamentale du procès équitable, qui impose que le juge ne manifeste aucun parti pris. La cour rappelle ici que ce principe s’apprécie non seulement subjectivement, en l’absence de préjugé personnel du magistrat, mais aussi objectivement, à travers des garanties structurelles propres à écarter tout doute légitime sur l’impartialité de la juridiction. En l’espèce, le juge des référés avait statué sur une demande de provision portant sur la même créance que celle objet du litige au fond. Dans son ordonnance, il avait dû apprécier le caractère non sérieusement contestable de l’obligation, ce qui l’avait conduit à examiner les arguments des parties. Le fait que ce même magistrat ait ensuite présidé la formation de jugement au fond a créé une situation où son impartialité pouvait être légitimement mise en doute. La cour relève en effet que pour statuer, le juge des référés a retenu que « il appartenait bien à la société Méridionale du Bâtiment de se conformer à cette exigence règlementaire, sans pouvoir utilement opposer la circonstance qu’elle aurait respecté la procédure particulière de transmission ». Cette prise de position antérieure sur un point central du litige caractérise un manquement à l’impartialité objective.

B. La sanction d’une situation de pré-jugement

En se prononçant sur le bien-fondé des moyens soulevés dans le cadre de la procédure de référé, le magistrat a nécessairement porté une appréciation qui dépassait le simple examen des conditions d’urgence et de l’absence de contestation sérieuse. La cour administrative d’appel constate que le motif retenu en référé pour écarter la demande de provision est identique à celui sur lequel le tribunal s’est fondé pour rejeter la demande au fond. Elle en déduit que le président de la formation de jugement « ne pouvait présider la formation collégiale, qui avait à trancher au fond la question sur laquelle il s’était déjà prononcée, sans méconnaître les exigences qui découlent du principe d’impartialité objective ». La sanction de cette irrégularité est l’annulation du jugement. Cette solution, classique, réaffirme que la séparation des fonctions de jugement des référés et de jugement au fond est une garantie essentielle pour les justiciables, assurant que l’affaire sera examinée au fond par des juges qui n’ont pas déjà formé leur conviction sur les points de droit déterminants.

Après avoir annulé le jugement pour ce motif procédural, la cour a usé de son pouvoir d’évocation pour trancher elle-même le litige. Elle s’est alors attachée à la question de fond, relative à la validité de la procédure d’établissement du décompte.

II. Le rejet de la demande fondé sur la prématurité du projet de décompte

Statuant au fond, la cour écarte les arguments de la société requérante en se fondant sur une application stricte des stipulations du cahier des clauses administratives générales relatives au point de départ du délai de présentation du décompte (A), ce qui prive d’effet le mécanisme du décompte tacite invoqué par l’entreprise (B).

A. La levée des réserves comme point de départ du délai

La question centrale du litige au fond était de savoir à partir de quelle date le titulaire du marché pouvait valablement soumettre son projet de décompte final. La société soutenait que le délai courait à compter de la notification de la décision de réception, même assortie de réserves. La cour adopte cependant une lecture combinée des articles du cahier des clauses administratives générales applicables. Elle juge qu’« il résulte de la combinaison des stipulations du cahier des clauses administratives générales applicable aux marchés publics de travaux, (…) que, lorsque le maître d’œuvre propose de réceptionner l’ouvrage au moins en partie sous réserves, le délai ouvert au titulaire pour transmettre son projet de décompte final court à compter du procès-verbal de levée de ces réserves ». Cette solution est empreinte de pragmatisme. Tant que des réserves subsistent, les travaux ne sont pas définitivement achevés et le coût final des prestations dues par le maître d’ouvrage n’est pas arrêté. Le décompte final, qui a pour objet d’établir le montant total des sommes auxquelles le titulaire peut prétendre, ne peut donc être établi qu’une fois toutes les prestations exécutées et acceptées sans réserve.

B. La neutralisation du mécanisme du décompte général tacite

La conséquence de cette interprétation est directe. La cour constate que les procès-verbaux de réception étaient assortis de réserves et que le procès-verbal de levée de ces réserves est intervenu le 17 février 2021. Or, le projet de décompte final avait été adressé par l’entreprise le 20 octobre 2020. La cour en conclut que ce projet était prématuré. Dès lors, cet envoi prématuré n’a pu déclencher les délais prévus par le cahier des clauses administratives générales pour l’établissement du décompte général par le maître d’ouvrage. Par conséquent, l’entreprise ne pouvait se prévaloir de la naissance d’un décompte général et définitif tacite. La demande de paiement de la société, entièrement fondée sur ce décompte tacite, ne pouvait qu’être rejetée. Cette décision rappelle avec rigueur que les procédures d’établissement du décompte dans les marchés publics de travaux sont formalistes et que le non-respect des délais et des points de départ prévus par les textes contractuels prive les entreprises de la possibilité de se prévaloir des mécanismes protecteurs qu’ils instituent, comme celui du décompte tacite.

Source : Cour de cassation – Base Open Data « Judilibre » & « Légifrance ».

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