Cour d’appel administrative de Bordeaux, le 28 août 2025, n°24BX03023

Par une ordonnance du 28 août 2025, le juge des référés de la cour administrative d’appel de Bordeaux s’est prononcé sur les conditions d’octroi d’une provision au titre de la garantie décennale des constructeurs. En l’espèce, un établissement public d’hébergement pour personnes âgées dépendantes a, après réception des travaux de construction d’une résidence, constaté des désordres d’infiltration affectant des baies vitrées. Face à la persistance des fuites malgré des travaux de reprise, le maître d’ouvrage a sollicité du juge des référés la condamnation solidaire des constructeurs et de l’assureur dommages-ouvrage au versement d’une provision destinée à financer les travaux de réfection.

Le juge des référés du tribunal administratif de Bordeaux, par une ordonnance du 3 décembre 2024, a rejeté cette demande au motif que la créance n’était pas certaine. Le maître d’ouvrage a interjeté appel de cette décision, soutenant que les désordres rendaient l’ouvrage impropre à sa destination et que la responsabilité décennale des constructeurs était engagée. Les constructeurs intimés, principalement le groupement de maîtrise d’œuvre et le contrôleur technique, ont opposé la prescription de l’action, le délai de garantie de dix ans ayant selon eux expiré. Ils contestaient également l’imputabilité des désordres et le montant réclamé.

Il revenait ainsi au juge d’appel des référés de déterminer si des travaux de reprise, entrepris dans le délai d’épreuve de dix ans, pouvaient constituer une reconnaissance de responsabilité de la part des constructeurs ayant pour effet d’interrompre le cours de la prescription décennale. En cas de réponse affirmative, il lui appartenait d’apprécier si l’obligation des constructeurs et de leur assureur revêtait un caractère non sérieusement contestable justifiant l’octroi d’une provision.

Le juge des référés d’appel annule l’ordonnance de première instance en considérant que l’obligation n’est pas sérieusement contestable. Il juge que les travaux de reprise effectués en 2012 et validés par les constructeurs constituent une reconnaissance de leur responsabilité qui a interrompu le délai de la garantie décennale. Dès lors, les désordres, rendant l’ouvrage impropre à sa destination, engagent la responsabilité des constructeurs et de l’assureur dommages-ouvrage, justifiant l’allocation d’une provision dont le montant est déterminé au vu du rapport d’expertise.

La solution retenue par le juge des référés repose sur une interprétation extensive des causes d’interruption du délai de la garantie décennale, permettant d’asseoir la responsabilité des constructeurs (I). Cette position détermine ensuite l’appréciation du caractère non sérieusement contestable de l’obligation, condition de fond du référé-provision (II).

I. L’affirmation de la responsabilité décennale par l’interruption du délai d’épreuve

Le juge des référés fonde sa décision sur l’engagement de la responsabilité décennale des constructeurs, après avoir écarté l’exception de prescription soulevée par ces derniers. Pour ce faire, il consacre l’effet interruptif d’une reconnaissance de responsabilité (A) avant de confirmer le caractère décennal des désordres et leur imputabilité aux différents intervenants (B).

A. L’interruption du délai de garantie décennale par la reconnaissance de responsabilité

La question de la prescription était au cœur des moyens de défense des constructeurs. Le délai de la garantie décennale, courant à compter de la réception de l’ouvrage le 22 avril 2008, semblait expiré lors de l’introduction de la requête en référé-provision en 2023. Toutefois, le juge des référés retient l’existence d’actes interruptifs de prescription.

La décision souligne que la société titulaire du lot menuiserie « a réalisé en 2012 des travaux de reprise de l’ensemble des seuils des chambres de la résidence ». Le juge précise que cette intervention a été validée par la maîtrise d’œuvre et le contrôleur technique. C’est de la nature de ces travaux et des conditions de leur exécution que le juge déduit une conséquence juridique majeure : « l’exécution de ces travaux et leur validation a constitué de la part de la société Alumin, du groupement de maîtrise d’œuvre et du contrôleur technique une reconnaissance de responsabilité qui a valablement interrompu à leur égard le délai de la garantie décennale ». Cette analyse est déterminante, car elle assimile une intervention technique corrective à un acte juridique reconnaissant une obligation, privant ainsi les constructeurs du bénéfice de la prescription qui aurait autrement été acquise. Le juge ajoute qu’une demande en justice, même en référé, constitue une seconde cause d’interruption du délai, achevant de sécuriser le droit d’agir du maître d’ouvrage.

B. La caractérisation des désordres et leur imputation à l’ensemble des intervenants

Une fois l’obstacle de la prescription écarté, le juge s’attache à vérifier si les conditions de fond de la garantie décennale sont réunies. Il s’appuie sur le rapport d’expertise judiciaire pour constater que les défauts d’étanchéité des baies vitrées provoquent « d’importantes infiltrations d’eau à l’intérieur des chambres susceptibles d’engendrer un risque de chute pour les usagers ». Le juge en conclut que ces désordres sont de nature, « s’agissant d’une résidence destinée à accueillir des personnes âgées dépendantes, à rendre l’ouvrage impropre à sa destination ».

L’imputabilité des désordres est ensuite examinée pour chaque intervenant. La responsabilité de l’entreprise est retenue pour avoir modifié les seuils des baies vitrées. Celle du groupement de maîtrise d’œuvre est engagée pour avoir validé cette modification et manqué à ses obligations contractuelles de direction et de contrôle des travaux. Enfin, le juge estime que le contrôleur technique, « lié par contrat au maître d’ouvrage portant notamment sur la mission S relative aux conditions de sécurité des personnes », ne pouvait se dégager de sa responsabilité après avoir également validé la modification technique à l’origine du sinistre. La responsabilité de l’ensemble des constructeurs est donc établie sur le fondement de la garantie décennale.

II. La consécration de l’obligation non sérieusement contestable en référé-provision

L’établissement de la responsabilité décennale des constructeurs et de l’assureur dommages-ouvrage permet au juge de retenir l’existence d’une obligation non sérieusement contestable. Cette appréciation conditionne le principe même de l’octroi d’une provision (A) et guide la détermination de son montant (B).

A. L’appréciation du caractère non sérieusement contestable de la créance

Aux termes de l’article R. 541-1 du code de justice administrative, le juge des référés peut accorder une provision lorsque l’existence de l’obligation n’est pas sérieusement contestable. En l’espèce, les constructeurs et l’assureur dommages-ouvrage contestaient le principe de leur obligation. Cependant, le raisonnement du juge sur l’interruption de la prescription et l’imputabilité des désordres le conduit à balayer ces contestations.

Le juge énonce qu’il résulte de son analyse que « l’obligation de la société Alumin, de M. B…, de la société Groupe Loisier et de la société Bureau Veritas Construction envers l’EHPAD au titre de la garantie décennale des constructeurs doit être regardée comme non sérieusement contestable ». De même, concernant l’assureur dommages-ouvrage, qui avait refusé sa garantie en invoquant un défaut d’entretien, le juge écarte cet argument en se fondant sur les conclusions de l’expert judiciaire qui attribue les désordres à un vice de construction. Les désordres entrant dans le champ de la garantie décennale, l’obligation de l’assureur de préfinancer les travaux est elle aussi jugée non sérieusement contestable.

B. La détermination du montant de la provision allouée

Le caractère non sérieusement contestable de l’obligation doit également s’étendre, au moins pour partie, à son montant. Le juge rappelle que la provision n’a d’autre limite que celle résultant de ce caractère. Il se fonde à nouveau sur le rapport d’expertise pour fixer le quantum de la créance.

Le juge valide l’évaluation du coût de remplacement de la totalité des baies vitrées, estimant que cette solution est nécessaire pour remédier à un désordre généralisé. Il retient ainsi un montant de 519 454,26 euros TTC, qu’il considère comme présentant « un caractère suffisamment certain pour justifier l’octroi de la provision ». En revanche, il écarte la demande de provision au titre des frais de maîtrise d’œuvre pour le suivi des travaux réparatoires. Il juge que ces frais « ne présentent pas, dans leur principe, et en l’état de l’instruction, un caractère de certitude suffisant ». Cette distinction illustre la rigueur de l’appréciation du juge du référé-provision, qui ne peut allouer une somme qu’à la condition que son existence et son évaluation ne fassent l’objet d’aucune contestation sérieuse. La décision procède enfin au partage de responsabilités entre les constructeurs pour leurs appels en garantie, en se conformant là encore aux préconisations de l’expert.

Source : Cour de cassation – Base Open Data « Judilibre » & « Légifrance ».

Laisser un commentaire

En savoir plus sur Avocats en droit immobilier et droit des affaires - Kohen Avocats

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Poursuivre la lecture