Cour d’appel de Pau, le 28 juillet 2025, n°24/03375

L’arrêt rendu par la Cour d’appel de Pau le 28 juillet 2025 apporte un éclairage significatif sur les contours de la compétence du juge de l’exécution en matière de servitudes de passage. Cette décision s’inscrit dans un contentieux ancien opposant des propriétaires de lots issus d’une division parcellaire réalisée en 2009. Un arrêt irrévocable de la même cour, en date du 22 janvier 2014, avait reconnu l’existence d’une servitude légale de passage au profit du lot enclavé. Le bénéficiaire de cette servitude, confronté à la fermeture du passage par des barrières métalliques, a saisi le juge de l’exécution aux fins de voir ordonner une expertise pour délimiter l’assiette de la servitude et enjoindre aux défendeurs de rétablir le passage sous astreinte.

Les faits de l’espèce remontent à l’acquisition, par acte notarié du 5 novembre 2009, d’une parcelle divisée en deux lots. Le lot n°1, destiné à la construction de logements, s’est trouvé enclavé après le refus de cession du lot n°2. La cour d’appel, par son arrêt du 22 janvier 2014, a reconnu au lot n°1 un droit de passage pour accéder à la voie publique « dans les conditions prévues par les documents annexés à l’acte de vente ». Les propriétaires du lot n°2 ont ensuite clôturé leur terrain, rendant impossible l’exercice de la servitude.

Le bénéficiaire a saisi le juge de l’exécution le 6 octobre 2020 pour obtenir la délimitation de la servitude et le retrait des obstacles. Par jugement du 21 novembre 2024, le juge de l’exécution a rejeté l’exception d’incompétence soulevée par les défendeurs et ordonné une expertise. Les propriétaires du fonds servant ont interjeté appel, contestant la compétence matérielle du juge de l’exécution au profit du tribunal judiciaire.

La question soumise à la cour était de déterminer si le juge de l’exécution est compétent pour connaître d’une demande tendant à la fixation de l’assiette d’une servitude et au rétablissement de son exercice, lorsque l’existence de cette servitude résulte d’un titre exécutoire mais qu’aucune mesure d’exécution forcée n’a été engagée sur son fondement.

La Cour d’appel de Pau infirme le jugement entrepris. Elle retient que le juge de l’exécution ne peut être saisi de difficultés relatives à un titre exécutoire qu’à l’occasion d’une mesure d’exécution forcée effectivement engagée. Elle juge que les actions en fixation de l’assiette et en rétablissement de l’exercice d’une servitude relèvent de la compétence du tribunal judiciaire. Elle ordonne néanmoins l’expertise sollicitée et renvoie l’affaire devant le tribunal judiciaire de Bayonne.

Cette décision invite à examiner successivement la délimitation de la compétence du juge de l’exécution subordonnée à l’existence d’une mesure d’exécution forcée (I), puis les conséquences procédurales de l’incompétence sur le traitement du fond du litige relatif à la servitude (II).

I. La compétence du juge de l’exécution conditionnée par l’existence d’une mesure d’exécution forcée

La cour réaffirme avec fermeté le principe selon lequel la compétence du juge de l’exécution suppose une mesure d’exécution forcée préalable (A), avant d’écarter les arguments tirés de la nouvelle rédaction de l’article L. 213-6 du code de l’organisation judiciaire (B).

A. Le maintien du principe d’une compétence accessoire à l’exécution forcée

La Cour d’appel de Pau rappelle une jurisprudence constante de la Cour de cassation selon laquelle « le juge de l’exécution ne peut être saisi de difficultés relatives à un titre exécutoire qu’à l’occasion d’une mesure d’exécution forcée engagée ou opérée sur le fondement de ce titre ». Cette condition, dégagée notamment par un arrêt de la deuxième chambre civile du 11 juin 1997 et confirmée par de nombreuses décisions ultérieures, constitue le fondement même de la compétence de ce juge spécialisé.

La cour souligne que le demandeur sollicitait en réalité « la délivrance d’un nouveau titre exécutoire contre les défendeurs, distinct de l’arrêt du 22 janvier 2014 ». Cette qualification est déterminante. L’arrêt de 2014 reconnaissait l’existence de la servitude mais ne déterminait pas précisément son assiette ni n’ordonnait de mesure spécifique contre les propriétaires du fonds servant. Demander au juge de l’exécution de fixer cette assiette et de prononcer une injonction sous astreinte revenait à solliciter une condamnation nouvelle.

Cette analyse s’inscrit dans la distinction fondamentale entre l’interprétation d’un titre exécutoire et la création d’obligations nouvelles. Le juge de l’exécution peut certes interpréter un titre ambigu à l’occasion de son exécution. Il ne saurait toutefois suppléer les carences de ce titre en créant des obligations qui n’y figurent pas. La cour cite d’ailleurs l’arrêt de la deuxième chambre civile du 25 mars 2021 qui avait jugé incompétent le juge de l’exécution pour connaître de difficultés d’exécution d’un jugement de bornage ne s’élevant pas à l’occasion de mesures d’exécution forcée.

B. Le rejet des arguments fondés sur la décision constitutionnelle du 17 novembre 2023

La cour écarte l’argument des parties tiré de la modification de l’article L. 213-6 du code de l’organisation judiciaire résultant de la décision du Conseil constitutionnel du 17 novembre 2023. Cette décision avait déclaré contraire à la Constitution la partie de phrase « des contestations qui s’élèvent à l’occasion de l’exécution forcée », mais dans un contexte limité à la saisie de droits incorporels.

Les appelants soutenaient que cette abrogation partielle entraînait la disparition du juge de l’exécution au profit du tribunal judiciaire. Les intimés y voyaient au contraire une extension de la compétence du juge de l’exécution désormais libéré de la condition tenant à l’existence d’une mesure d’exécution forcée. La cour rejette ces deux interprétations.

Elle relève que « la compétence du juge de l’exécution pour connaître des difficultés relatives aux titres exécutoires n’est pas autonome de la condition jurisprudentielle subordonnant l’intervention du juge de l’exécution à l’existence d’une mesure d’exécution forcée ». Cette condition ne résulte pas du texte lui-même mais de son interprétation jurisprudentielle constante.

La cour s’appuie sur l’avis de la Cour de cassation du 13 mars 2025 qui confirme le maintien de cette exigence dans les limites de la décision constitutionnelle. Elle ajoute que, même à supposer cette condition levée, « le juge de l’exécution ne peut toujours pas délivrer de titre exécutoire hors les cas prévus par la loi ». Cette affirmation rappelle que la compétence du juge de l’exécution demeure une compétence d’attribution strictement limitée.

II. Les conséquences procédurales de l’incompétence sur le traitement du litige

L’infirmation du jugement du chef de la compétence conduit la cour à appliquer les règles de l’évocation partielle (A), tout en préservant les droits des parties par le renvoi de l’affaire au tribunal compétent (B).

A. L’application du mécanisme d’évocation prévu par l’article 90 du code de procédure civile

La cour fait application de l’article 90 alinéa 2 du code de procédure civile qui dispose que « lorsqu’elle infirme du chef de la compétence, la cour d’appel statue néanmoins sur le fond du litige si la cour est juridiction d’appel relativement à la juridiction qu’elle estime compétente ». Le tribunal judiciaire de Bayonne étant situé dans le ressort de la cour d’appel de Pau, cette dernière se trouve en mesure de statuer sur la demande d’expertise.

Cette solution présente l’avantage de la célérité. L’affaire pendait depuis 2020 devant le juge de l’exécution. Renvoyer l’ensemble du litige au tribunal judiciaire sans statuer sur l’expertise aurait encore retardé la résolution d’un conflit vieux de plus de quinze ans. La cour ordonne donc l’expertise aux fins de « définir l’assiette de la servitude établie par l’arrêt de la cour d’appel de Pau du 22 janvier 2014 ».

La cour réfute par ailleurs les arguments des appelants tendant à remettre en cause l’autorité de chose jugée attachée à l’arrêt de 2014. Elle rappelle que « cet arrêt est irrévocable et plusieurs décisions judiciaires sont venues rappeler que le faux commis par M. [F], condamné pour tentative d’escroquerie au jugement, n’avait eu aucune incidence sur l’appréciation des droits et obligations des parties ». Cette fermeté est salutaire. Elle interdit aux appelants de rouvrir un débat définitivement clos par une décision revêtue de l’autorité de la chose jugée.

B. Le renvoi devant le tribunal judiciaire pour le surplus des demandes

La cour ne peut évoquer l’intégralité du litige. La demande d’injonction sous astreinte tendant au retrait des barrières n’avait pas été tranchée par le jugement entrepris. Le juge de l’exécution avait seulement ordonné l’expertise avant dire droit. La cour relève que « le jugement entrepris n’ayant pas vidé la saisine du juge de l’exécution sur la demande d’injonction formée contre les défendeurs, il n’y a pas lieu d’évoquer sur ce point non dévolu à la connaissance de la cour ».

L’affaire est donc renvoyée devant le tribunal judiciaire de Bayonne qui statuera, après dépôt du rapport d’expertise, sur la demande de rétablissement de la servitude. Cette solution respecte le double degré de juridiction sur cette question. Elle permet également au tribunal de statuer en pleine connaissance de cause, une fois l’assiette de la servitude déterminée par l’expert.

La portée de cet arrêt dépasse le cas d’espèce. Il confirme que le juge de l’exécution ne saurait devenir un juge du fond par le seul fait que le litige présente un lien avec un titre exécutoire antérieur. La reconnaissance d’une servitude dans une décision de justice ne transforme pas les difficultés relatives à son exercice en difficultés d’exécution au sens de l’article L. 213-6 du code de l’organisation judiciaire. Seule l’engagement effectif d’une mesure d’exécution forcée ouvre la voie au juge de l’exécution. Cette distinction, parfois source de complexité pour les justiciables, préserve la cohérence des compétences juridictionnelles et évite que le juge de l’exécution ne devienne un juge universel du contentieux des servitudes.

Source : Cour de cassation – Base Open Data « Judilibre » & « Légifrance ».

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