Cour d’appel de Aix-en-Provence, le 26 juin 2025, n°24/10663

La réinstallation dans des locaux après expulsion constitue une voie de fait qui dispense le créancier de toute formalité préalable. La cour d’appel d’Aix-en-Provence, par un arrêt du 26 juin 2025, rappelle cette règle dans un contentieux opposant une ancienne locataire-gérante aux héritiers du bailleur décédé.

Une personne avait obtenu en 2011 la location-gérance d’un fonds de commerce de bar-restaurant. Le propriétaire lui avait signifié congé en 2015. Par ordonnance de référé du 11 avril 2018, confirmée en appel le 4 juillet 2019, son expulsion avait été ordonnée et exécutée le 14 novembre 2018. Le propriétaire décède le 21 juillet 2020. L’intéressée se réinstalle alors dans les locaux. Les héritiers obtiennent le concours de la force publique le 29 décembre 2023 pour procéder à une nouvelle expulsion.

L’occupante saisit le juge de l’exécution du tribunal judiciaire de Grasse aux fins de voir déclarer nulle cette seconde procédure d’expulsion, faute de décision de justice l’ordonnant et de commandement de quitter les lieux. Par jugement du 26 juillet 2024, le juge de l’exécution rejette l’ensemble de ses demandes. Elle interjette appel.

Devant la cour, l’appelante soutient que le défunt lui avait remis les clés peu avant son décès, manifestant ainsi sa volonté de lui accorder une occupation. Elle invoque également sa qualité de conjointe survivante et héritière réservataire. Les intimés répliquent qu’elle s’est réinstallée sans titre dans les locaux et que cette réinstallation constitue une voie de fait au sens de l’article R.441-1 du code des procédures civiles d’exécution.

La question posée à la cour était de déterminer si une personne qui se réinstalle dans des locaux dont elle a été précédemment expulsée peut se prévaloir de l’absence de commandement de quitter les lieux pour contester la régularité de son expulsion.

La cour d’appel d’Aix-en-Provence confirme le jugement en toutes ses dispositions. Elle retient que l’appelante ne rapporte pas la preuve de la remise des clés par le défunt et que « la réinstallation sans titre de la personne expulsée dans les mêmes locaux est constitutive d’une voie de fait ». Dans un tel cas, « le commandement d’avoir à libérer les locaux signifié auparavant continue de produire ses effets ».

Cet arrêt mérite examen tant au regard de la qualification de voie de fait appliquée à la réinstallation sans titre (I) que des conséquences procédurales qui en découlent (II).

I. La qualification de voie de fait appliquée à la réinstallation sans titre

La cour caractérise la voie de fait par l’absence de titre justifiant l’occupation (A) et écarte les moyens tendant à établir l’existence d’un accord du propriétaire (B).

A. L’absence de titre comme élément constitutif de la voie de fait

L’article R.441-1 du code des procédures civiles d’exécution dispose que « la réinstallation sans titre de la personne expulsée dans les mêmes locaux est constitutive d’une voie de fait ». Cette qualification emporte des conséquences importantes puisqu’elle permet au créancier de procéder à l’expulsion sans observer les formalités normalement requises.

La notion de titre doit s’entendre d’un acte juridique conférant un droit d’occupation. En l’espèce, l’appelante ne disposait d’aucun bail, d’aucun contrat de location-gérance en cours, ni d’aucune convention écrite lui permettant d’occuper les locaux. Le contrat de location-gérance initial avait pris fin par l’effet du congé délivré en 2015. L’ordonnance de référé de 2018 avait définitivement consacré cette extinction.

La cour relève que l’intéressée « ne justifie pas d’un accord des héritiers indivis » pour exploiter le fonds. Cette précision est importante. Après le décès du propriétaire, seuls les héritiers indivis auraient pu consentir un nouveau titre d’occupation. L’absence d’un tel accord rend l’occupation dépourvue de fondement juridique.

B. Le rejet des moyens tendant à établir un accord tacite

L’appelante soutenait que le défunt lui avait remis les clés peu avant son décès, manifestant ainsi sa volonté de lui accorder une occupation. La cour écarte ce moyen en relevant que l’intéressée « ne rapportait pas la preuve » de cette remise des clés.

Plusieurs éléments contredisent cette allégation. Un mail adressé par l’appelante au notaire en avril 2022 « relate les conflits ayant opposé les époux depuis leur séparation en 2005 ». Des documents médicaux attestent « de l’affaiblissement des capacités cognitives » du défunt hospitalisé fin juin 2020 et décédé le 21 juillet suivant. Ces éléments rendent peu vraisemblable l’existence d’un accord lucide et éclairé.

La cour retient également que « le jour même de ce décès », l’appelante déclarait à un huissier que son mari était locataire du local et qu’elle-même louait un local attenant. Cette déclaration contemporaine des faits contredit la thèse d’une remise des clés du local principal. La charge de la preuve pesait sur l’appelante qui prétendait détenir un titre. Elle n’y satisfait pas.

II. Les conséquences procédurales de la qualification de voie de fait

La voie de fait permet la survie des effets du commandement antérieur (A) et entraîne la mise à la charge de l’expulsé des frais de la procédure (B).

A. La survie des effets du commandement antérieur

La cour affirme que dans le cas d’une réinstallation constitutive d’une voie de fait, « le commandement d’avoir à libérer les locaux signifié auparavant continue de produire ses effets ». Cette solution dispense le créancier de signifier un nouveau commandement de quitter les lieux.

L’article L.412-1 du code des procédures civiles d’exécution impose normalement la signification d’un commandement d’avoir à libérer les locaux au moins deux mois avant l’expulsion. Cette formalité vise à permettre à l’occupant de préparer son départ et éventuellement de solliciter des délais. Elle protège également la personne contre une expulsion surprise.

Ces garanties perdent leur raison d’être lorsque l’occupant s’est volontairement réinstallé dans des locaux dont il avait été régulièrement expulsé. Il connaît parfaitement sa situation juridique. Il sait qu’il ne dispose d’aucun droit sur les locaux. Un nouveau commandement n’apporterait aucune information utile. La survie du commandement antérieur répond à une logique de simplification procédurale face à un comportement de mauvaise foi caractérisé.

La cour rejette également l’argument tiré de la qualité de conjointe survivante et héritière réservataire. Ces qualités, à les supposer établies, ne confèrent aucun droit personnel d’occupation sur un bien dépendant de l’indivision successorale. Seule une décision collective des indivisaires aurait pu autoriser cette occupation.

B. La charge des frais d’expulsion et le rejet des demandes indemnitaires

La cour rappelle qu’en application de l’article L.111-8 du code des procédures civiles d’exécution, « le coût des actes relatifs à l’expulsion est par principe à la charge de l’expulsé ». Cette règle trouve pleinement à s’appliquer lorsque l’expulsion fait suite à une voie de fait.

L’appelante sollicitait des dommages et intérêts pour harcèlement. Les intimés formaient appel incident pour obtenir réparation de leur préjudice moral. La cour rejette ces deux demandes. S’agissant de la demande de l’appelante, le rejet découle logiquement de l’échec de ses prétentions principales. S’agissant de la demande des intimés, la cour retient que « l’abus dénoncé est insuffisamment caractérisé et le préjudice moral allégué non démontré ».

Cette solution nuancée mérite approbation. La voie de fait justifie le rejet des prétentions de son auteur. Elle ne suffit pas à caractériser automatiquement un préjudice moral indemnisable pour les victimes. Encore faut-il démontrer l’existence d’un dommage distinct de la simple contrariété née du litige. Les intimés n’y parviennent pas.

La cour condamne toutefois l’appelante aux dépens d’appel et au paiement de 3000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile. Cette condamnation sanctionne l’exercice d’un recours voué à l’échec contre une décision solidement motivée.

Source : Cour de cassation – Base Open Data « Judilibre » & « Légifrance ».

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