Tribunal judiciaire de Bobigny, le 23 juin 2025, n°23/10435

La question de l’empiétement sur la propriété d’autrui et des droits attachés aux parties communes en copropriété constitue un contentieux récurrent devant les juridictions civiles. Le tribunal judiciaire de Bobigny, dans un jugement du 23 juin 2025, apporte des précisions utiles sur l’articulation entre le droit de propriété et le droit de jouissance exclusive, ainsi que sur les conditions de la servitude par destination du père de famille.

Un propriétaire avait acquis un appartement avec jardin et une cave au sein d’un immeuble en copropriété. Il découvrit qu’un cumulus appartenant à un autre copropriétaire se trouvait dans sa cave et qu’une terrasse ainsi qu’une baie vitrée donnaient sur le jardin attenant à son lot. Il mit en demeure le copropriétaire concerné de procéder à l’enlèvement du cumulus, à la suppression de la terrasse et à l’obstruction de la baie vitrée. Face au refus de ce dernier, qui invoquait l’existence d’une servitude par destination du père de famille, le demandeur l’assigna devant le tribunal judiciaire. Le défendeur appela en garantie sa venderesse.

Le tribunal devait déterminer si une servitude par destination du père de famille pouvait être reconnue concernant le cumulus, la terrasse et la baie vitrée. Il devait également statuer sur la qualification du jardin en partie privative ou en partie commune à jouissance exclusive, cette distinction conditionnant le succès des demandes de suppression de la terrasse et d’obstruction de la baie vitrée.

Le tribunal rejette l’existence de servitudes par destination du père de famille au motif que « ni Monsieur [Z], ni Madame [T] [W] ne rapporte la preuve suffisante que l’installation de ce cumulus dans le lot n°7 est le fait de la SCI ANNE JEAN » et que l’acte de vente initial contenait une « stipulation contraire à l’existence d’une servitude par destination du père de famille ». Il ordonne l’enlèvement du cumulus constituant un empiétement. En revanche, il déboute le demandeur de ses prétentions relatives à la terrasse et à la baie vitrée au motif que « le jardin constitue une partie commune avec jouissance nécessairement exclusive au profit du lot n°1 » et que « ce droit de jouissance exclusif sur le jardin ne confère pas à Monsieur [P] la qualité de propriétaire ». Il prononce enfin la résiliation de la vente intervenue entre le défendeur et sa venderesse au titre de la garantie d’éviction.

Cette décision invite à examiner successivement les conditions strictes de la servitude par destination du père de famille et leurs implications probatoires (I), puis la distinction fondamentale entre droit de propriété et droit de jouissance exclusive en matière de copropriété (II).

I. L’exigence probatoire rigoureuse en matière de servitude par destination du père de famille

Le tribunal rappelle avec précision le régime juridique de la servitude par destination du père de famille (A) avant d’en tirer les conséquences sur le plan de la charge de la preuve (B).

A. Le rappel méthodique des conditions légales de la servitude

Le tribunal énonce les conditions cumulatives posées par les articles 692 à 694 du code civil. Il relève que « plusieurs conditions doivent être réunies pour que l’existence d’une servitude par destination du père de famille soit reconnue ». Ces conditions tiennent à l’identité de propriétaire, à la qualité d’auteur de l’aménagement, au maintien de celui-ci lors de la division et à l’absence de volonté contraire.

La juridiction insiste particulièrement sur cette dernière condition. Elle rappelle que « la clause indiquant qu’il n’avait pas été créé ou laissé créer aucune servitude sur l’immeuble vendu contenu dans l’acte de division constitue une stipulation contraire à l’existence d’une servitude par destination du bon père de famille », en visant expressément l’arrêt de la troisième chambre civile du 6 septembre 2018. Cette référence jurisprudentielle témoigne de la rigueur avec laquelle les tribunaux apprécient l’intention du propriétaire originaire.

Le jugement souligne que la servitude par destination du père de famille « est l’acte par lequel le propriétaire d’un héritage destine cet héritage ou une partie de celui-ci à l’usage ou à l’utilité d’un autre fonds lui appartenant ». Cette définition fonctionnelle met en lumière l’exigence d’une volonté implicite mais certaine d’asservissement permanent. L’aménagement matériel ne suffit pas. Il doit révéler l’intention d’assujettir définitivement un fonds au service d’un autre.

B. L’application exigeante aux faits de l’espèce

Le tribunal procède à une analyse minutieuse des éléments de preuve soumis par les défendeurs. Concernant le cumulus, il constate qu’« aucune pièce ne permet d’établir à quelle date et par qui cet équipement a été installé ». Les plans invoqués par les défendeurs ne mentionnaient pas cet équipement. L’absence de factures ou de devis au nom du propriétaire originaire empêchait d’imputer l’installation à ce dernier.

La juridiction relève par ailleurs que des travaux de rénovation avaient été réalisés par la venderesse après son acquisition, ce qui « rend possible que le cumulus ait été installé au sous-sol à cette période ». Cette incertitude chronologique suffit à faire échec à la reconnaissance de la servitude.

S’agissant de la terrasse et de la baie vitrée, le tribunal exploite méthodiquement les mentions de l’acte authentique de vente initial. Le propriétaire originaire avait déclaré « que le BIEN n’a pas fait de sa part l’objet de travaux modifiant l’aspect extérieur de l’immeuble ou les parties communes » et « qu’aucune construction ou rénovation n’a été effectuée sur cet immeuble dans les dix dernières années ». Ces déclarations contredisaient frontalement la thèse des défendeurs selon laquelle les aménagements auraient été réalisés par le propriétaire originaire.

Le jugement tire également argument de l’état descriptif de division modificatif du 5 juillet 2018, qui avait créé un nouveau lot par prélèvement sur les parties communes du jardin. Cette circonstance confirmait que les travaux d’extension avaient été réalisés postérieurement à la vente initiale. La clause de non-création de servitude contenue dans l’acte de division achevait de priver les défendeurs de tout moyen de défense tiré de la destination du père de famille.

II. La portée limitée du droit de jouissance exclusive sur les parties communes

Le tribunal distingue nettement le droit de jouissance exclusive du droit de propriété (A), distinction qui emporte des conséquences décisives sur les actions ouvertes au bénéficiaire (B).

A. La qualification déterminante du jardin en partie commune

Le tribunal procède à l’interprétation des documents de copropriété pour qualifier le jardin. Il rappelle que « l’état descriptif de division n’a pas de valeur contractuelle quand bien même il est établi dans le règlement de copropriété ». Cette valeur contractuelle ne lui est reconnue que lorsque ses dispositions sont reprises dans le règlement et que les copropriétaires ont manifesté cette intention.

En l’espèce, le tribunal relève que l’assemblée générale des copropriétaires avait voté la modification du règlement de copropriété et que l’acte authentique modificatif mentionnait expressément qu’il avait pour objet de modifier l’état descriptif de division et le règlement. Il en déduit que « les copropriétaires ont entendu donner une valeur contractuelle à l’état descriptif de division ».

Le jugement analyse ensuite les termes de cet acte modificatif. Celui-ci indiquait que le lot n°9 correspondait à « un droit de jouissance exclusive d’une terrasse adjacente » et que le lot n°10 avait été créé « par prélèvement sur les parties communes du jardin ». Le nouveau tableau récapitulatif décrivait le lot n°1 comme « un appartement avec jouissance d’un jardin ». Le tribunal en conclut que « le jardin constitue une partie commune avec jouissance nécessairement exclusive au profit du lot n°1, faute de prévoir d’autres titulaires concurrents ou des périodes d’exercice ».

Cette qualification emporte une conséquence majeure. Le tribunal affirme que « ce droit de jouissance exclusif sur le jardin ne confère pas à Monsieur [P] la qualité de propriétaire ». Le bénéficiaire d’un tel droit ne dispose que d’un droit personnel d’usage, et non d’un droit réel de propriété sur la partie commune concernée.

B. L’exclusion des actions protectrices du droit de propriété

Le tribunal tire les conséquences de cette qualification sur le terrain de l’empiétement. Il rappelle la jurisprudence constante selon laquelle « le propriétaire d’un fonds sur lequel la construction d’un autre propriétaire empiète est, compte tenu du caractère absolu et perpétuel du droit de propriété, fondé à en obtenir la démolition ». Il précise que cette action ne peut donner lieu à faute ou abus et que le caractère disproportionné de la mesure de remise en état ne peut lui être opposé.

Toutefois, cette protection ne bénéficie qu’au propriétaire. Le demandeur ne pouvant se prévaloir de cette qualité concernant le jardin, il ne pouvait obtenir la suppression de la terrasse sur le fondement de l’empiétement. Le tribunal le déboute en conséquence de cette demande.

S’agissant de la baie vitrée, le tribunal écarte également l’application des règles relatives aux vues irrégulières. Il rappelle que « les règles du code civil relatives aux servitudes légales de vue ne s’appliquent que si les terrains et les bâtiments appartiennent de façon privative à des propriétaires différents et ne jouent pas dans les rapports entre copropriétaires d’un ensemble immobilier ». Le jardin étant une partie commune, les distances légales des articles 678 et 679 du code civil n’avaient pas vocation à s’appliquer.

Le demandeur ne pouvait davantage invoquer l’article 545 du code civil pour obtenir l’obstruction de la baie vitrée. Cette disposition protège le propriétaire contre toute contrainte de céder sa propriété. Elle est inapplicable au titulaire d’un simple droit de jouissance exclusive. Le tribunal déboute donc le demandeur de l’ensemble de ses prétentions relatives au jardin, ne faisant droit qu’à sa demande d’enlèvement du cumulus situé dans sa cave, partie privative dont il était bien propriétaire.

Source : Cour de cassation – Base Open Data « Judilibre » & « Légifrance ».

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