Cour de justice de l’Union européenne, le 21 mai 2019, n°C-235/17

Par un arrêt de Grande Chambre rendu le 21 mai 2019, la Cour de justice de l’Union européenne a statué sur un recours en manquement. Le différend concernait une réforme nationale annulant les droits d’usufruit sur des terres agricoles pour les titulaires dépourvus de lien de parenté étroit. Cette mesure, applicable dès le 1er mai 2014, entraînait l’extinction automatique de droits réels acquis légalement par de nombreux investisseurs européens. L’institution requérante a adressé une mise en demeure en 2014 avant de saisir la juridiction pour constater une violation des libertés de circulation. Le débat juridique portait sur la compatibilité de cette suppression massive avec la libre circulation des capitaux et le droit de propriété. La juridiction devait déterminer si une annulation de plein droit sans indemnisation préalable pouvait être justifiée par des impératifs de politique agricole. Elle affirme que cette réglementation constitue une entrave injustifiée et une privation de propriété contraire aux garanties offertes par le droit de l’Union.

I. La qualification d’une entrave majeure à la libre circulation des capitaux

A. L’usufruit reconnu comme un investissement protégé par les traités

La juridiction rappelle que les mouvements de capitaux incluent les opérations immobilières réalisées par des non-résidents sur le territoire d’un autre État membre. L’acquisition d’un droit d’usufruit sur des terres agricoles constitue un investissement patrimonial entrant directement dans le champ d’application de l’article 63 du Traité. En prévoyant l’extinction forcée de ces titres, la loi nationale « restreint, par son objet même et en raison de ce seul fait, le droit des intéressés ». Cette mesure prive les titulaires de la possibilité de jouir de leurs biens ou de les aliéner par une cession au propriétaire. Elle exerce un effet dissuasif sur les investisseurs étrangers en fragilisant la sécurité juridique attachée aux actifs immobiliers acquis sur le territoire national. La restriction ainsi constatée nécessite une analyse rigoureuse des protections fondamentales dont bénéficient les propriétaires de ces droits réels.

B. L’identification d’une privation de propriété au sens de la Charte

L’article 17 de la Charte des droits fondamentaux garantit à toute personne le droit de jouir des biens acquis légalement et d’en disposer librement. La Cour souligne que les usufruits concernés revêtent une valeur patrimoniale et confèrent une position juridique permettant un exercice autonome de l’usage du bien. Bien que l’État conteste la légalité initiale des contrats, la juridiction observe que les titres étaient régulièrement inscrits dans les registres fonciers publics. La suppression de ces droits ne constitue pas une simple réglementation de l’usage mais bien une privation définitive au sens du texte européen. Comme « nul ne peut être privé de sa propriété », une telle mesure ne peut être admise que sous des conditions de fond très strictes. Cette atteinte aux droits acquis impose alors de vérifier si les motifs avancés par la puissance publique répondent aux exigences de nécessité.

II. L’encadrement rigoureux des justifications et l’exigence indemnitaire

A. Le rejet des motifs d’intérêt général pour défaut de proportionnalité

L’État justifiait la réforme par la volonté de réserver la terre aux exploitants directs et de lutter contre la spéculation foncière internationale. La Cour reconnaît que la préservation des exploitations agricoles viables constitue un objectif d’intérêt général légitime dans le cadre de l’aménagement rural. Cependant, « les raisons justificatives susceptibles d’être invoquées par un État membre doivent être accompagnées des preuves appropriées » de leur efficacité réelle. L’exigence d’un lien de parenté entre l’usufruitier et le propriétaire ne garantit nullement que la terre sera effectivement cultivée par son titulaire. Des mesures moins attentatoires, comme l’obligation de résidence ou de mise en culture effective, auraient permis d’atteindre ces buts sans léser les investisseurs. La présomption générale de fraude attachée aux titulaires étrangers est rejetée faute de reposer sur un examen individuel de chaque situation contractuelle.

B. L’obligation d’une juste indemnisation prévue par la loi nationale

La protection du droit de propriété impose que toute privation soit accompagnée d’une « juste indemnité pour sa perte » versée en temps utile. La législation litigieuse ne comportait aucune disposition précise garantissant une compensation financière aux usufruitiers dépossédés de leurs droits de manière forcée. Le simple renvoi aux règles générales du droit civil pour régler les comptes entre parties privées ne satisfait pas aux exigences impératives de la Charte. Il appartient au législateur de prévoir un mécanisme d’indemnisation prévisible permettant aux titulaires de recouvrer la valeur de l’investissement perdu sans procédures excessives. Faute d’un tel régime indemnitaire clair, la suppression des usufruits constitue une violation caractérisée des obligations issues des traités et des droits fondamentaux. La juridiction conclut ainsi au manquement de l’État en raison du caractère disproportionné et non compensé de la spoliation législative subie par les ressortissants.

Source : Cour de cassation – Base Open Data « Judilibre » & « Légifrance ».

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