La Cour de justice de l’Union européenne a rendu, le 10 mars 2022, un arrêt fondamental relatif à l’autorité des décisions préjudicielles et à la primauté du droit européen. Le litige trouve son origine dans une demande de décision préjudicielle introduite par le tribunal administratif et du travail de Győr par une décision du 6 mars 2020. Une société commerciale, dont les associés sont des ressortissants d’autres États membres, était titulaire de droits d’usufruit sur des parcelles agricoles situées sur le territoire national. En application d’une législation de 2013, ces droits ont été éteints de plein droit au motif que le titulaire n’avait pas la qualité de proche parent du propriétaire. L’autorité administrative a alors procédé à la radiation d’office de ces droits du registre foncier, mesure que la société n’a pas contestée dans les délais légaux. À la suite d’une jurisprudence de la Cour constatant l’incompatibilité de cette réglementation avec la liberté de circulation des capitaux, la société a sollicité la réinscription de ses droits. L’administration a rejeté cette demande, arguant que la réglementation nationale demeurait en vigueur et que la décision de radiation initiale était devenue définitive selon le droit interne. Le juge national, saisi du recours, s’interroge sur l’obligation d’écarter la norme nationale pour ordonner la réinscription des droits malgré le caractère définitif de leur suppression. La question de droit porte sur l’étendue des obligations d’un juge national face à une décision administrative définitive fondée sur une loi contraire au droit de l’Union. La Cour juge que le juge national est tenu de laisser inappliquée la réglementation incompatible et d’enjoindre à l’autorité administrative de procéder à la réinscription des droits d’usufruit.
I. L’exigence de pleine effectivité du droit de l’Union face à une législation nationale incompatible
A. L’obligation d’éviction de la norme nationale contraire au droit de l’Union
Le juge national doit assurer le plein effet des dispositions européennes en laissant inappliquée, de sa propre autorité, toute réglementation nationale contraire à une règle d’effet direct. L’article 63 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne confère aux particuliers des droits qu’ils peuvent invoquer devant les juridictions nationales pour écarter les entraves injustifiées. La Cour rappelle qu’une réglementation prévoyant l’extinction forcée des droits d’usufruit restreint, par son objet même, le droit des intéressés à la libre circulation des capitaux garantis par le droit primaire.
Cette obligation d’éviction s’impose également aux autorités administratives qui sont tenues de garantir l’application immédiate et intégrale des libertés fondamentales garanties par les traités au sein de l’ordre juridique. Le refus de réinscription fondé sur le maintien en vigueur d’une loi déclarée incompatible constitue une méconnaissance caractérisée du principe de primauté par les organes de l’État. Le juge doit donc écarter la norme interne sans attendre son abrogation législative afin de protéger efficacement les droits que les justiciables tirent de l’ordre juridique européen.
B. La portée déclarative et contraignante de l’interprétation préjudicielle
L’interprétation d’une règle du droit de l’Union fournie par la Cour dans un arrêt préjudiciel a une valeur purement déclarative et non constitutive pour les juridictions nationales. La règle ainsi interprétée doit être appliquée par le juge même à des rapports juridiques nés et constitués avant le prononcé de l’arrêt statuant sur la demande d’interprétation. La juridiction nationale saisie d’un litige ultérieur est liée par les éléments juridiques fixés par la Cour, même si les faits de la cause ne sont pas identiques.
En raison du caractère contraignant de cette interprétation, le juge national doit faire tout le nécessaire pour que la portée de la règle européenne soit pleinement mise en œuvre localement. L’autorité de la chose interprétée oblige les autorités nationales à tirer les conséquences d’un constat d’incompatibilité antérieur pour résoudre les litiges pendants devant elles avec la célérité requise. Le respect de l’article 267 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne garantit ainsi l’unité et l’uniformité d’application du droit européen sur l’ensemble du territoire des États membres.
II. Le primat de la légalité européenne sur la stabilité des actes administratifs nationaux
A. L’obligation de réexamen d’une décision administrative devenue définitive
Le principe de sécurité juridique n’exige pas qu’un organe administratif soit, en principe, obligé de revenir sur une décision ayant acquis un caractère définitif après l’expiration des délais. Cependant, des circonstances particulières peuvent imposer, en vertu du principe de coopération loyale, le réexamen d’un acte administratif définitif pour tenir compte d’une interprétation jurisprudentielle nouvelle. La Cour souligne que la réglementation litigieuse constitue une « violation manifeste et grave à la fois de la liberté fondamentale prévue à l’article 63 TFUE et du droit à la propriété ».
Le caractère définitif de la radiation ne saurait constituer un obstacle insurmontable lorsque la mesure porte une atteinte disproportionnée aux droits garantis par la Charte des droits fondamentaux. L’exigence de légalité doit primer sur la stabilité des actes juridiques dès lors que l’acte en cause participe à une exclusion systématique et discriminatoire de certains ressortissants européens. Le juge national est donc habilité à écarter les règles de procédure internes qui empêcheraient la restauration des droits de propriété illégalement supprimés par l’autorité publique.
B. La restauration de la situation juridique initiale comme mesure de mise en conformité
Les États membres sont tenus, en vertu de l’article 4, paragraphe 3, du Traité sur l’Union européenne, d’effacer les conséquences illicites d’une violation manifeste du droit européen. Cette obligation implique de « prendre toutes autres mesures générales ou particulières propres à assurer sur leur territoire le respect de ce droit » de manière effective et complète. La réinscription au registre foncier des droits d’usufruit illégalement supprimés apparaît comme le moyen le plus à même de rétablir la situation juridique et factuelle antérieure.
Sauf obstacles objectifs et légitimes, tels que l’acquisition de bonne foi des terres par un nouveau propriétaire, le rétablissement du droit d’usufruit s’impose à l’autorité administrative compétente. À défaut d’une telle possibilité technique ou juridique de réinscription, l’État membre demeurerait tenu d’accorder aux anciens titulaires lésés une compensation financière apte à réparer intégralement leur préjudice économique. Le droit à réparation constitue le corollaire indispensable de l’effet direct des normes européennes et assure la sauvegarde ultime des intérêts patrimoniaux des citoyens de l’Union.