Cour d’appel de Rennes, le 2 septembre 2025, n°24/03760

La désignation d’un administrateur provisoire de société civile constitue une mesure exceptionnelle, subordonnée à la démonstration d’un fonctionnement anormal menaçant l’entité d’un péril imminent. La cour d’appel de Rennes, dans un arrêt du 2 septembre 2025, rappelle la rigueur de ces conditions en rejetant la demande d’un associé usufruitier évincé de la gérance.

Une société civile immobilière avait été constituée en 1993 pour gérer le patrimoine familial issu d’une succession. Le capital se répartissait entre un associé détenant l’usufruit de la quasi-totalité des parts et ses enfants nus-propriétaires. L’usufruitier, également gérant, avait fait voter à deux reprises la vente de studios appartenant à la société, provoquant de longs contentieux. La seconde vente, réalisée en 2018, avait conduit à sa révocation judiciaire en septembre 2019. Deux de ses enfants avaient alors été désignés cogérants.

L’ancien gérant assigna la société en référé aux fins d’obtenir la désignation d’un administrateur provisoire. Il invoquait des difficultés financières, un détournement temporaire des loyers, son éviction du fonctionnement social et des impayés de charges de copropriété. Le juge des référés du tribunal judiciaire de Saint-Brieuc rejeta sa demande par ordonnance du 6 juin 2024, relevant que le bilan 2023 affichait un résultat positif et qu’aucune paralysie ni péril n’était établi.

L’associé interjeta appel. Il soutenait que la société n’avait jamais fonctionné normalement depuis sa création, que ses enfants étaient incapables de la gérer et qu’il se trouvait privé de tout accès aux comptes. La société rétorquait que l’erreur de destination des loyers avait été corrigée, que ses obligations comptables étaient respectées et que la mésentente entre associés ne justifiait pas une telle mesure.

La cour d’appel de Rennes devait déterminer si les circonstances invoquées caractérisaient un fonctionnement anormal de nature à menacer la société d’un péril imminent, justifiant la désignation d’un administrateur provisoire.

Elle confirma l’ordonnance, jugeant que les conditions de cette mesure exceptionnelle n’étaient pas réunies.

L’examen de cette décision conduit à analyser le caractère exceptionnel de la désignation d’un administrateur provisoire, subordonné à des conditions strictement définies (I), avant d’apprécier le contrôle rigoureux exercé par la cour sur la réalité du péril allégué (II).

I. Le caractère exceptionnel de la désignation d’un administrateur provisoire

La cour rappelle d’abord le fondement textuel de cette mesure conservatoire (A), avant d’en préciser les conditions cumulatives dégagées par la jurisprudence (B).

A. Le fondement textuel de la mesure conservatoire

La cour vise l’article 835 du code de procédure civile, qui permet au juge des référés de « prescrire les mesures conservatoires ou de remise en état qui s’imposent, soit pour prévenir un dommage imminent, soit pour faire cesser un trouble manifestement illicite ». Cette disposition confère au juge un pouvoir d’intervention rapide face à une situation d’urgence, même en présence d’une contestation sérieuse.

L’arrêt mentionne également l’article 1846 du code civil relatif à la gérance des sociétés civiles. Ce texte organise les modalités de désignation du gérant et prévoit qu’en cas de vacance, tout associé peut solliciter la nomination d’un mandataire. La désignation d’un administrateur provisoire s’inscrit dans cette logique de pallier une défaillance des organes sociaux.

Ces fondements textuels posés, la cour en déduit le cadre juridique applicable à la demande.

B. Les conditions cumulatives dégagées par la jurisprudence

La cour énonce que « la désignation d’un administrateur provisoire est une mesure exceptionnelle qui suppose rapportée la preuve de circonstances rendant impossible le fonctionnement normal de la société et menaçant celle-ci d’un péril imminent ». Elle cite expressément trois arrêts de la chambre commerciale : ceux du 25 septembre 2007, du 18 mai 2010 et du 14 octobre 2020.

Cette formulation consacre le caractère cumulatif des conditions. Il ne suffit pas d’établir des dysfonctionnements : encore faut-il démontrer que ceux-ci rendent la gestion régulière impossible et exposent la société à un péril imminent. L’exigence de ce double critère traduit la volonté de préserver l’autonomie des personnes morales et d’éviter que le juge ne se substitue aux organes sociaux pour des difficultés qui peuvent se résoudre selon les règles du droit des sociétés.

Ces principes rappelés, la cour procède à leur application aux faits de l’espèce.

II. Le contrôle rigoureux de la réalité du péril allégué

La cour examine successivement les indicateurs financiers de la société (A), puis les dysfonctionnements invoqués par l’appelant (B).

A. L’appréciation des indicateurs financiers de la société

La cour relève que « le bilan et les comptes de résultats de la SCI du Rocher pour l’année 2023 font état d’un résultat positif de 46.103 €, ce qui démontre bien, quoiqu’en dise M. [O] [P], que le fonctionnement de la société n’est ni paralysé ni exposé à un péril ». Elle ajoute que « la valorisation de l’actif à 529.909 € n’est pas non plus contesté ».

Ces éléments comptables objectifs constituent le socle de l’appréciation. Une société qui dégage un bénéfice et dispose d’un patrimoine conséquent ne peut être considérée comme menacée d’un péril imminent. La cour fait prévaloir les données financières sur les allégations de l’appelant, qui ne produisait aucun élément de nature à les contredire.

Cette analyse conduit la cour à examiner les autres griefs soulevés.

B. La relativisation des dysfonctionnements invoqués

L’appelant invoquait plusieurs difficultés : le détournement temporaire des loyers, son éviction du fonctionnement social et l’existence d’impayés de charges de copropriété. La cour les écarte successivement.

S’agissant des loyers, elle constate que « l’erreur de destinataire des loyers a été corrigée dès avril 2023 et ceux-ci sont désormais directement rétrocédés à la SCI du Rocher ». Le dysfonctionnement, à le supposer établi, avait cessé au moment de la saisine.

Concernant l’impayé de charges de 12.736,25 euros, la cour juge qu’il « n’est pas en soi, et faute de précision sur les circonstances de sa survenue, suffisant à illustrer, en présence d’un résultat positif et d’un actif conséquent, un péril ou un fonctionnement anormal ». La charge de la preuve pesait sur l’appelant, qui n’établissait pas le lien entre cet impayé et une défaillance des cogérants.

La cour refuse ainsi de qualifier de péril imminent des difficultés ponctuelles ou corrigées. La mésentente entre associés, fût-elle ancienne et profonde, ne saurait justifier une mesure aussi intrusive que la désignation d’un administrateur provisoire lorsque la société fonctionne et prospère. Cette solution s’inscrit dans une jurisprudence constante qui protège l’autonomie des personnes morales contre les instrumentalisations procédurales des conflits familiaux.

Source : Cour de cassation – Base Open Data « Judilibre » & « Légifrance ».

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