Cour d’appel de Paris, le 19 juin 2025, n°24/17001

Lire cette décision rendue par la cour d’appel de Paris le 19 juin 2025 conduit à s’interroger sur l’articulation entre le droit de propriété et les exigences d’intérêt général attachées à la couverture du territoire en téléphonie mobile.

Un bail civil avait été conclu le 19 novembre 2010 entre un propriétaire foncier et un opérateur de télécommunications pour l’installation d’un relais de radiotéléphonie sur une parcelle située dans l’Yonne. Ce bail, d’une durée de douze ans, devait prendre fin le 30 novembre 2022. Entre-temps, le propriétaire avait signé une convention de mise à disposition avec une société spécialisée dans la valorisation de patrimoine. Par courrier du 13 avril 2021, cette dernière avait notifié à la société exploitante, venue aux droits de l’opérateur initial, le non-renouvellement du bail. Malgré cette notification, l’exploitante n’avait pas libéré les lieux à l’échéance. Le propriétaire, représenté par la société de valorisation, avait alors saisi le juge des référés aux fins d’expulsion.

Le juge des référés du tribunal judiciaire d’Auxerre, par ordonnance du 13 septembre 2024, avait fait droit aux demandes du propriétaire. Il avait ordonné l’expulsion de la société exploitante, sa condamnation à enlever les infrastructures détachables sous astreinte, ainsi que le paiement d’une indemnité d’occupation. La société exploitante avait relevé appel de cette décision.

La question posée à la cour d’appel de Paris était la suivante : le maintien sans titre d’une infrastructure de télécommunications sur un terrain privé constitue-t-il un trouble manifestement illicite justifiant l’expulsion en référé, ou l’intérêt public attaché à la couverture du réseau mobile fait-il obstacle à une telle mesure ?

La cour d’appel de Paris, par arrêt du 19 juin 2025, infirme l’ordonnance entreprise et déboute le propriétaire de l’ensemble de ses demandes. Elle retient que la société de valorisation, bénéficiaire de la convention de mise à disposition, ne dispose pas du mandat d’un opérateur de téléphonie mobile exigé par l’article L. 34-9-1-1 du code des postes et des communications électroniques. Elle juge que « la société Valocîme se trouve elle-même dans une situation illicite en n’effectuant pas les démarches préalables et obligatoires spécifiquement prévues par la loi ». Elle conclut que « le maintien de l’infrastructure passive de la société Hivory sur la parcelle louée est nécessaire à la protection de l’intérêt public ».

Cette décision illustre la manière dont le contrôle de proportionnalité peut neutraliser une demande d’expulsion pourtant fondée sur l’expiration d’un titre locatif. Elle révèle également les exigences procédurales pesant sur les intermédiaires du secteur des télécommunications. L’examen portera d’abord sur le refus de qualifier le maintien dans les lieux de trouble manifestement illicite (I), puis sur les implications du défaut de mandat d’opérateur dans l’exécution des conventions foncières (II).

I. Le refus de constater un trouble manifestement illicite malgré l’occupation sans titre

La cour procède à une mise en balance des intérêts qui aboutit à écarter la qualification de trouble manifestement illicite (A), consacrant ainsi la primauté de l’intérêt public sur l’exercice immédiat du droit de propriété (B).

A. La mise en balance des intérêts comme méthode de qualification du trouble

L’article 835 alinéa 1er du code de procédure civile confère au juge des référés le pouvoir de prescrire des mesures pour faire cesser un trouble manifestement illicite. L’application de ce texte suppose que le caractère illicite du trouble ne souffre aucune contestation sérieuse. La cour rappelle ce cadre mais y ajoute une dimension nouvelle tenant à « l’appréciation du trouble pouvant être occasionné à l’ordre public par la situation litigieuse ».

La société exploitante reconnaissait se trouver sans titre depuis l’expiration du bail. Cette circonstance aurait dû, selon une approche classique, suffire à caractériser le trouble. La cour refuse pourtant cette analyse automatique. Elle considère que « l’appréciation du trouble […] doit […] s’opérer dans la recherche de l’intérêt légitime devant être privilégié ».

Cette formulation traduit l’adoption d’un contrôle de proportionnalité en matière de référé-expulsion. Le juge ne se borne plus à constater l’absence de titre. Il met en balance les conséquences de l’expulsion avec celles du maintien dans les lieux. La cour relève que le site concerné se trouve en zone blanche et que l’exploitante a contracté avec plusieurs opérateurs de téléphonie mobile. Le démontage de l’infrastructure créerait un risque de rupture de couverture pour un secteur entier du département.

B. La primauté de l’intérêt public sur l’exercice immédiat du droit de propriété

Le droit de propriété, garanti par l’article 544 du code civil, confère à son titulaire le pouvoir d’user, de jouir et de disposer de sa chose. L’expiration du bail aurait dû permettre au propriétaire de recouvrer la pleine jouissance de son bien. La cour neutralise pourtant cette conséquence au nom de l’intérêt public.

Elle s’appuie sur la jurisprudence du Conseil d’État ayant reconnu « l’intérêt public qui s’attache à la couverture du territoire national par les réseaux de téléphonie mobile ». Cette reconnaissance justifie selon elle que le maintien de l’infrastructure soit jugé « nécessaire à la protection de l’intérêt public ».

La solution retenue diffère de celle qu’aurait commandée une lecture stricte du droit des contrats. Le propriétaire avait régulièrement donné congé plus de dix-huit mois avant l’échéance du bail. L’exploitante avait disposé d’un délai suffisant pour organiser son départ ou trouver un site alternatif. La cour ne retient pas ces circonstances. Elle privilégie la continuité du service de télécommunications sur la restitution immédiate du bien.

II. L’exigence du mandat d’opérateur comme condition de licéité des conventions foncières

La cour examine la situation juridique de la société de valorisation et constate son défaut de conformité aux prescriptions légales (A). Ce constat conduit à un renversement de la charge de l’illicéité au détriment du demandeur à l’expulsion (B).

A. L’application stricte de l’article L. 34-9-1-1 du code des postes et des communications électroniques

L’article L. 34-9-1-1 du code des postes et des communications électroniques impose à tout preneur d’un terrain destiné à l’édification d’infrastructures de télécommunications de justifier d’un mandat délivré par un opérateur de téléphonie mobile. La cour fait une application rigoureuse de ce texte à la situation de la société de valorisation.

Elle relève que cette société « ne conteste pas qu’elle n’est pas à l’heure actuelle titulaire d’un quelconque mandat de la part d’un opérateur de téléphonie mobile et de communications électroniques ». Elle ajoute que cette même société « ne conteste pas davantage n’avoir pas encore engagé de démarches afin de rechercher un mandat ».

La convention de mise à disposition stipulait que le preneur pourrait librement accueillir des équipements « sous réserve de la réglementation en vigueur ». La cour interprète cette clause comme renvoyant nécessairement aux exigences de l’article L. 34-9-1-1. Elle en déduit que la convention « ne peut se lire, avec l’évidence requise en référé, indépendamment du bail civil » dont la société de valorisation entendait se substituer au bénéficiaire.

B. Le renversement de la charge de l’illicéité

La cour opère un renversement remarquable de la qualification d’illicéité. Le propriétaire reprochait à l’exploitante son maintien sans titre. La cour retourne l’argument contre la société de valorisation qui le représentait.

Elle juge que cette société « se trouve elle-même dans une situation illicite ». Elle précise que « la convention de mise à disposition signée par la société Valocîme est susceptible d’être manifestement rendue elle-même illicite pour n’avoir pas été formalisée conformément à ce qu’exige spécifiquement la loi en la matière ».

Ce raisonnement conduit à une conclusion paradoxale. Celui qui demande l’expulsion d’un occupant sans titre se voit opposer sa propre illicéité. La cour relève en outre l’absence d’autorisation d’urbanisme pour le projet de déconstruction et de reconstruction du pylône. Elle note enfin, en s’appuyant sur une décision de l’Autorité de la concurrence du 1er février 2024, que la société de valorisation « ne présente aucun site de téléphonie mobile » et « ne diffuse aucun point de service ».

La solution aboutit à maintenir une situation contractuellement expirée au motif que celui qui entend y succéder ne présente pas les garanties légales requises. Le propriétaire se trouve ainsi privé de la possibilité de recouvrer son bien, faute pour son mandataire d’avoir accompli les formalités imposées par la loi. Cette décision illustre l’emprise croissante des considérations d’intérêt général sur les rapports contractuels privés dans le secteur des infrastructures de télécommunications.

Source : Cour de cassation – Base Open Data « Judilibre » & « Légifrance ».

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