Cour d’appel de Bordeaux, le 2 septembre 2025, n°23/04710

La cour d’appel de Bordeaux, par un arrêt du 2 septembre 2025, s’est prononcée sur l’application d’une clause d’indexation dans un bail commercial et sur les effets d’une renonciation tacite du bailleur à s’en prévaloir.

Un bailleur avait consenti un bail commercial en décembre 1997, comportant une clause d’indexation annuelle du loyer sur l’indice du coût de la construction. Le bail s’était tacitement prolongé après son terme initial du 30 novembre 2006. La locataire avait sollicité le renouvellement du bail par acte du 3 juin 2021. Le bailleur avait accepté le principe du renouvellement tout en réclamant une augmentation substantielle du loyer. Par sommation du 24 janvier 2022, il avait ensuite réclamé à la locataire un arriéré de plus de 66 000 euros correspondant aux augmentations de loyers dues selon lui en application de la clause d’indexation pour la période de juin 2017 à décembre 2021. La locataire avait consigné cette somme puis saisi le tribunal pour faire juger qu’elle n’était débitrice d’aucun arriéré. Le tribunal judiciaire de Bergerac, par jugement du 11 septembre 2023, avait retenu une créance du bailleur limitée à 23 180,92 euros. Le bailleur a interjeté appel et la locataire a formé appel incident.

La cour d’appel de Bordeaux devait trancher deux questions. Elle devait déterminer si la sommation de payer du 24 janvier 2022 avait interrompu la prescription quinquennale. Elle devait ensuite rechercher si le bailleur avait renoncé à se prévaloir de la clause d’indexation pour la période antérieure au 20 avril 2020.

La cour infirme partiellement le jugement. Elle juge que la prescription n’a été interrompue que par les conclusions du 3 juin 2022 portant demande en paiement, et non par la simple sommation. Elle retient que le bailleur a renoncé de manière non équivoque à l’application de la clause d’indexation pour la période antérieure au 20 avril 2020, en délivrant une attestation reconnaissant que tous les loyers avaient été acquittés sur la base du montant non indexé. La créance du bailleur se trouve réduite à 42,78 euros.

La décision présente un intérêt particulier en ce qu’elle illustre les conditions strictes de l’interruption de la prescription en matière de rappel de loyers (I) et précise les critères de la renonciation tacite à une clause d’indexation (II).

I. L’effet non interruptif de la sommation de payer sur la prescription du rappel d’indexation

La cour rappelle le cadre juridique de l’interruption de prescription applicable aux créances locatives (A) avant de tirer les conséquences de la distinction entre sommation et commandement de payer (B).

A. Le cantonnement des actes interruptifs aux demandes en justice et mesures d’exécution

La cour d’appel de Bordeaux fonde son raisonnement sur les articles 2241 et 2244 du code civil. Le premier texte prévoit que « la demande en justice, même en référé, interrompt le délai de prescription ». Le second dispose que « le délai de prescription ou le délai de forclusion est également interrompu par une mesure conservatoire prise en application du code des procédures civiles d’exécution ou un acte d’exécution forcée ».

La cour précise que « la prescription de 5 ans doit être étendue aux demandes concernant des obligations accessoires du loyer, comme le rappel de l’indexation de chaque terme de loyer, qui présente les mêmes caractères de périodicité ». Cette solution s’inscrit dans la continuité d’une jurisprudence constante qui soumet le rappel d’indexation au délai quinquennal de l’article 2224 du code civil. Le loyer indexé et le rappel d’indexation constituent des créances périodiques soumises au même régime prescriptif.

Le bailleur soutenait que sa sommation de payer du 24 janvier 2022 avait interrompu la prescription. La cour rejette cette prétention en distinguant clairement la sommation du commandement de payer. Elle relève que l’acte litigieux constituait une simple sommation de payer et non un commandement.

B. L’exclusion de la sommation de payer du champ des actes interruptifs

La cour énonce que « la prescription extinctive de l’action en paiement du rappel d’indexation des loyers échus n’a pu être interrompue par la signification d’une simple sommation de payer ». Elle précise que cet acte « n’est pas assimilable à un commandement de payer, qui, sans être un acte d’exécution forcée, engage la mesure d’exécution forcée de saisie-vente, et interrompt de ce fait la prescription de la créance qu’elle tend à recouvrer ».

La référence à l’arrêt de la deuxième chambre civile du 13 mai 2015 est éclairante. Le commandement de payer constitue l’acte préalable à une saisie-vente et s’inscrit dans une procédure d’exécution forcée. Il interrompt donc la prescription au titre de l’article 2244. La sommation de payer ne présente pas ce caractère. Elle constitue une simple interpellation du débiteur dépourvue d’effet interruptif.

La cour en déduit que seules les conclusions du 3 juin 2022 portant demande en paiement ont interrompu la prescription. Les créances antérieures au 3 juin 2017 se trouvent prescrites. Cette solution rappelle aux bailleurs la nécessité de formaliser leurs demandes par des actes adaptés. La prudence commande d’agir en justice ou de délivrer un commandement pour interrompre utilement la prescription.

La cour ayant délimité la période non prescrite, elle examine ensuite si le bailleur pouvait effectivement réclamer l’application de la clause d’indexation sur cette période.

II. La caractérisation de la renonciation tacite à la clause d’indexation

La cour apprécie les circonstances révélant la volonté non équivoque du bailleur (A) et en tire les conséquences sur l’étendue de sa créance (B).

A. L’attestation de quittance comme manifestation non équivoque de renonciation

La cour rappelle le principe posé par l’article 1134 ancien du code civil selon lequel « les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites ». La clause d’indexation lie les parties et doit recevoir application. La renonciation à un droit contractuel demeure néanmoins possible mais ne se présume pas.

La cour retient que le bailleur « avait manifesté de manière non équivoque sa volonté de renoncer de manière temporaire (et non pour l’avenir) à la clause d’indexation ». Elle se fonde sur une attestation du 20 avril 2020 dans laquelle le bailleur indiquait que la locataire « a acquitté tous ses loyers jusqu’au 30 avril 2020, le montant actuel mensuel de chaque loyer étant de 1524 euros hors taxe soit 1829 euros TTC ».

La cour souligne le caractère probant de cette attestation. Le bailleur, « ancien agent immobilier », connaissait la portée de ses déclarations. En certifiant sans réserve que tous les loyers avaient été payés sur la base du montant non indexé, il renonçait à réclamer ultérieurement le différentiel d’indexation. L’absence de réserve rend cette manifestation de volonté « non équivoque ».

La cour écarte le courrier du 1er février 2012 par lequel le bailleur avait évoqué une majoration du loyer. Elle relève qu’il n’avait « dans les années suivantes donné aucune suite à ce courrier, et n’avait formé aucune mise en demeure ». Le silence prolongé corrobore la renonciation ultérieurement formalisée.

B. La réduction drastique de la créance du bailleur

La conséquence de la renonciation est radicale. Le bailleur ne peut solliciter l’application de la clause d’indexation qu’à compter de décembre 2020, et non depuis juin 2017. La cour valide le calcul de la locataire et retient une créance de 42,78 euros seulement, au lieu des 66 373,20 euros initialement réclamés.

La cour ordonne la restitution par le bailleur de la somme de 23 138,14 euros perçue en exécution du jugement de première instance. Cette restitution est assortie des intérêts à compter de la demande du 19 mars 2025.

La décision illustre les risques liés à l’inaction prolongée du créancier d’une clause d’indexation. La délivrance d’attestations reconnaissant le paiement intégral des loyers sur la base d’un montant non indexé peut caractériser une renonciation. Le bailleur doit veiller à formuler des réserves expresses s’il entend préserver ses droits au titre de l’indexation.

La cour rejette les demandes de dommages-intérêts des deux parties. L’action de la locataire était légitime compte tenu du résultat obtenu. La demande du bailleur, quoique partiellement fondée, ne révèle pas d’abus de procédure de la part de la locataire. Le partage des dépens reflète l’issue du litige : trois quarts à la charge du bailleur et un quart à la charge de la locataire.

Source : Cour de cassation – Base Open Data « Judilibre » & « Légifrance ».

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