Tribunal judiciaire de Grenoble, le 19 juin 2025, n°23/04972
Le régime des servitudes par destination du père de famille constitue un mécanisme d’acquisition original en droit des biens. Le tribunal judiciaire de Grenoble, dans un jugement du 19 juin 2025, apporte une illustration significative de ce mode d’établissement des servitudes discontinues.
En l’espèce, deux époux étaient propriétaires d’une parcelle comportant une maison d’habitation et un atelier de menuiserie. Cette parcelle jouxtait une cour appartenant en indivision à d’autres propriétaires. Les époux avaient bénéficié d’une tolérance de passage sur cette cour afin d’y faire transiter des machines de grande taille. En 2013, les coindivisaires fermèrent l’accès à la cour par une chaîne. Une première procédure, engagée en 2020, aboutit à un jugement du 27 mai 2021 reconnaissant l’existence d’une servitude de passage. Toutefois, la cour d’appel de Grenoble annula ce jugement par arrêt du 30 mai 2023, au motif que l’assignation avait été délivrée à une personne décédée. Une nouvelle instance fut introduite en septembre 2023. Les demandeurs sollicitaient la reconnaissance d’une servitude de passage sur la cour litigieuse. Les défendeurs contestaient l’existence d’une telle servitude, soutenant qu’il s’agissait d’une simple tolérance.
La question posée au tribunal était de déterminer si les conditions de la servitude par destination du père de famille étaient réunies pour une servitude de passage, et notamment si les signes apparents existaient antérieurement à la division du fonds.
Le tribunal judiciaire de Grenoble reconnaît l’existence de la servitude de passage revendiquée. Il condamne par ailleurs l’une des défenderesses à des dommages-intérêts pour négligence procédurale.
Cette décision présente un double intérêt. Elle précise d’abord les modalités de preuve des signes apparents de servitude (I). Elle illustre ensuite les conséquences d’une négligence procédurale dans le cadre d’une succession (II).
I. La caractérisation rigoureuse des conditions de la destination du père de famille
Le tribunal procède à une analyse méthodique des conditions légales (A) avant d’examiner la portée des stipulations de l’acte de division (B).
A. L’exigence cumulative des conditions légales
L’article 694 du code civil subordonne la reconnaissance d’une servitude par destination du père de famille à la réunion de plusieurs conditions. Le tribunal rappelle que « la destination du père de famille vaut titre à l’égard des servitudes discontinues lorsqu’existent, lors de la division du fonds, des signes apparents de la servitude et que l’acte de division du fonds ne contient aucune stipulation contraire à son maintien ». Cette formulation reprend la jurisprudence de la Cour de cassation, citée dans la décision.
La première condition tenant à l’unité originelle de propriété ne soulevait aucune difficulté. Le tribunal constate que « les parcelles ont appartenu jusqu’au 16 mars 1782 à un seul et même propriétaire ». La preuve en était rapportée par les actes anciens versés aux débats.
La démonstration des signes apparents requérait davantage de rigueur. Le tribunal s’appuie sur le rapport d’expertise et les photographies pour établir l’ancienneté de l’ouverture litigieuse. Il relève que « la similarité des arcs constitués de pierres placées verticalement et situés au-dessus des trois ouvertures donnant accès à la cour litigieuse témoignent de l’existence d’ouvertures certes anciennes mais surtout contemporaines les unes des autres ». Cette analyse archéologique des maçonneries permet de dater les aménagements antérieurement à la division du fonds. Le raisonnement repose sur une présomption de fait tirée de l’identité des techniques constructives.
B. L’interprétation de l’acte de division de 1782
Le tribunal se livre à une exégèse minutieuse de l’acte de vente du 16 mars 1782. Il en cite un extrait significatif prévoyant que l’acquéreur bénéficierait d’« entrées et sorties par le portail et basse-cour restant au vendeur, sans pouvoir néanmoins faire aucun entrepôt dans icelle, ainsi que l’usage du puit étant dans la dernière basse-cour ».
L’expert avait estimé que ces termes ne permettaient pas de distinguer une servitude perpétuelle d’une tolérance occasionnelle. Le tribunal écarte cette analyse par un raisonnement juridique pertinent. Il observe que « que le vendeur initial ait attribué une servitude perpétuelle ou une simple tolérance occasionnelle, dans un cas comme dans l’autre, la stipulation n’est pas contraire au maintien de la servitude ». La condition négative de l’article 694 se trouve ainsi satisfaite. Seule une stipulation expressément contraire au maintien de la servitude aurait pu faire obstacle à sa reconnaissance.
Le tribunal ajoute que « la rédaction de l’acte ne s’apparente pas à une tolérance occasionnelle puisqu’il est indiqué que l’acheteur pourra faire ses entrées et sorties par le portail et la basse-cour ». L’usage du puits confirme selon lui le caractère quotidien et non simplement occasionnel du passage. Cette interprétation téléologique de l’acte ancien renforce la solution retenue.
II. Les implications procédurales et indemnitaires du litige
La décision se prononce également sur la responsabilité d’une défenderesse pour négligence (A) et rejette la demande de nouvelle expertise (B).
A. La sanction de la négligence procédurale
Le tribunal condamne l’une des défenderesses au paiement de dommages-intérêts sur le fondement de l’article 1241 du code civil. Il retient qu’elle avait reçu l’avis de passage de l’huissier signifiant une assignation destinée à sa mère décédée. Elle « n’a pas pris le soin ni de prévenir ces derniers, ni de prévenir l’huissier de justice, ni de prévenir le tribunal du fait que sa mère, destinataire de l’acte, était décédée deux mois plus tôt ». Le tribunal souligne qu’elle disposait de quinze mois pour ce faire.
Cette négligence a causé un préjudice certain aux demandeurs. Ceux-ci « ont dû réitérer l’entière procédure et supporter les condamnations prononcées par l’arrêt de la cour d’appel du 30 mai 2023 ». L’annulation du premier jugement pour irrégularité de fond résultait directement de cette abstention fautive.
La somme allouée de 2.000 euros apparaît modérée au regard du préjudice allégué. Les demandeurs réclamaient 5.000 euros. Le tribunal opère une appréciation souveraine du dommage réparable, distinguant peut-être les frais directement imputables à la faute de ceux inhérents à tout contentieux.
B. Le rejet de la demande d’expertise complémentaire
L’une des défenderesses sollicitait à titre subsidiaire une nouvelle expertise judiciaire. Elle contestait la première en alléguant un dépassement de mission. Le tribunal écarte cet argument comme « inopérant ». Il rappelle que le litige initial portait sur le blocage de l’accès à l’atelier par une chaîne et que la mission confiée à l’expert comportait une clause générale lui demandant de « donner au tribunal tous les éléments nécessaires à la solution du litige ».
Ce rejet s’inscrit dans une jurisprudence constante. Le juge dispose d’un pouvoir souverain pour apprécier l’opportunité d’une mesure d’instruction. Dès lors que les éléments versés aux débats suffisent à former sa conviction, il n’est pas tenu d’ordonner une expertise supplémentaire. En l’espèce, le rapport existant, corroboré par les actes anciens et les constatations photographiques, permettait au tribunal de statuer en connaissance de cause.
Le régime des servitudes par destination du père de famille constitue un mécanisme d’acquisition original en droit des biens. Le tribunal judiciaire de Grenoble, dans un jugement du 19 juin 2025, apporte une illustration significative de ce mode d’établissement des servitudes discontinues.
En l’espèce, deux époux étaient propriétaires d’une parcelle comportant une maison d’habitation et un atelier de menuiserie. Cette parcelle jouxtait une cour appartenant en indivision à d’autres propriétaires. Les époux avaient bénéficié d’une tolérance de passage sur cette cour afin d’y faire transiter des machines de grande taille. En 2013, les coindivisaires fermèrent l’accès à la cour par une chaîne. Une première procédure, engagée en 2020, aboutit à un jugement du 27 mai 2021 reconnaissant l’existence d’une servitude de passage. Toutefois, la cour d’appel de Grenoble annula ce jugement par arrêt du 30 mai 2023, au motif que l’assignation avait été délivrée à une personne décédée. Une nouvelle instance fut introduite en septembre 2023. Les demandeurs sollicitaient la reconnaissance d’une servitude de passage sur la cour litigieuse. Les défendeurs contestaient l’existence d’une telle servitude, soutenant qu’il s’agissait d’une simple tolérance.
La question posée au tribunal était de déterminer si les conditions de la servitude par destination du père de famille étaient réunies pour une servitude de passage, et notamment si les signes apparents existaient antérieurement à la division du fonds.
Le tribunal judiciaire de Grenoble reconnaît l’existence de la servitude de passage revendiquée. Il condamne par ailleurs l’une des défenderesses à des dommages-intérêts pour négligence procédurale.
Cette décision présente un double intérêt. Elle précise d’abord les modalités de preuve des signes apparents de servitude (I). Elle illustre ensuite les conséquences d’une négligence procédurale dans le cadre d’une succession (II).
I. La caractérisation rigoureuse des conditions de la destination du père de famille
Le tribunal procède à une analyse méthodique des conditions légales (A) avant d’examiner la portée des stipulations de l’acte de division (B).
A. L’exigence cumulative des conditions légales
L’article 694 du code civil subordonne la reconnaissance d’une servitude par destination du père de famille à la réunion de plusieurs conditions. Le tribunal rappelle que « la destination du père de famille vaut titre à l’égard des servitudes discontinues lorsqu’existent, lors de la division du fonds, des signes apparents de la servitude et que l’acte de division du fonds ne contient aucune stipulation contraire à son maintien ». Cette formulation reprend la jurisprudence de la Cour de cassation, citée dans la décision.
La première condition tenant à l’unité originelle de propriété ne soulevait aucune difficulté. Le tribunal constate que « les parcelles ont appartenu jusqu’au 16 mars 1782 à un seul et même propriétaire ». La preuve en était rapportée par les actes anciens versés aux débats.
La démonstration des signes apparents requérait davantage de rigueur. Le tribunal s’appuie sur le rapport d’expertise et les photographies pour établir l’ancienneté de l’ouverture litigieuse. Il relève que « la similarité des arcs constitués de pierres placées verticalement et situés au-dessus des trois ouvertures donnant accès à la cour litigieuse témoignent de l’existence d’ouvertures certes anciennes mais surtout contemporaines les unes des autres ». Cette analyse archéologique des maçonneries permet de dater les aménagements antérieurement à la division du fonds. Le raisonnement repose sur une présomption de fait tirée de l’identité des techniques constructives.
B. L’interprétation de l’acte de division de 1782
Le tribunal se livre à une exégèse minutieuse de l’acte de vente du 16 mars 1782. Il en cite un extrait significatif prévoyant que l’acquéreur bénéficierait d’« entrées et sorties par le portail et basse-cour restant au vendeur, sans pouvoir néanmoins faire aucun entrepôt dans icelle, ainsi que l’usage du puit étant dans la dernière basse-cour ».
L’expert avait estimé que ces termes ne permettaient pas de distinguer une servitude perpétuelle d’une tolérance occasionnelle. Le tribunal écarte cette analyse par un raisonnement juridique pertinent. Il observe que « que le vendeur initial ait attribué une servitude perpétuelle ou une simple tolérance occasionnelle, dans un cas comme dans l’autre, la stipulation n’est pas contraire au maintien de la servitude ». La condition négative de l’article 694 se trouve ainsi satisfaite. Seule une stipulation expressément contraire au maintien de la servitude aurait pu faire obstacle à sa reconnaissance.
Le tribunal ajoute que « la rédaction de l’acte ne s’apparente pas à une tolérance occasionnelle puisqu’il est indiqué que l’acheteur pourra faire ses entrées et sorties par le portail et la basse-cour ». L’usage du puits confirme selon lui le caractère quotidien et non simplement occasionnel du passage. Cette interprétation téléologique de l’acte ancien renforce la solution retenue.
II. Les implications procédurales et indemnitaires du litige
La décision se prononce également sur la responsabilité d’une défenderesse pour négligence (A) et rejette la demande de nouvelle expertise (B).
A. La sanction de la négligence procédurale
Le tribunal condamne l’une des défenderesses au paiement de dommages-intérêts sur le fondement de l’article 1241 du code civil. Il retient qu’elle avait reçu l’avis de passage de l’huissier signifiant une assignation destinée à sa mère décédée. Elle « n’a pas pris le soin ni de prévenir ces derniers, ni de prévenir l’huissier de justice, ni de prévenir le tribunal du fait que sa mère, destinataire de l’acte, était décédée deux mois plus tôt ». Le tribunal souligne qu’elle disposait de quinze mois pour ce faire.
Cette négligence a causé un préjudice certain aux demandeurs. Ceux-ci « ont dû réitérer l’entière procédure et supporter les condamnations prononcées par l’arrêt de la cour d’appel du 30 mai 2023 ». L’annulation du premier jugement pour irrégularité de fond résultait directement de cette abstention fautive.
La somme allouée de 2.000 euros apparaît modérée au regard du préjudice allégué. Les demandeurs réclamaient 5.000 euros. Le tribunal opère une appréciation souveraine du dommage réparable, distinguant peut-être les frais directement imputables à la faute de ceux inhérents à tout contentieux.
B. Le rejet de la demande d’expertise complémentaire
L’une des défenderesses sollicitait à titre subsidiaire une nouvelle expertise judiciaire. Elle contestait la première en alléguant un dépassement de mission. Le tribunal écarte cet argument comme « inopérant ». Il rappelle que le litige initial portait sur le blocage de l’accès à l’atelier par une chaîne et que la mission confiée à l’expert comportait une clause générale lui demandant de « donner au tribunal tous les éléments nécessaires à la solution du litige ».
Ce rejet s’inscrit dans une jurisprudence constante. Le juge dispose d’un pouvoir souverain pour apprécier l’opportunité d’une mesure d’instruction. Dès lors que les éléments versés aux débats suffisent à former sa conviction, il n’est pas tenu d’ordonner une expertise supplémentaire. En l’espèce, le rapport existant, corroboré par les actes anciens et les constatations photographiques, permettait au tribunal de statuer en connaissance de cause.