Cour d’appel de Bordeaux, le 17 juillet 2025, n°22/00476

La délimitation du fonds voisin constitue un contentieux récurrent source de nombreux litiges en droit immobilier. La cour d’appel de Bordeaux, dans un arrêt du 17 juillet 2025, a été amenée à se prononcer sur la force obligatoire d’un procès-verbal de bornage amiable antérieur et sur les conséquences d’une contradiction affectant le jugement de première instance.

En l’espèce, deux couples de propriétaires possédaient des immeubles contigus à des parcelles appartenant à un voisin dans une commune de Dordogne. En avril 2016, ce dernier les a convoqués à une réunion de bornage amiable par l’intermédiaire d’un géomètre-expert. À la suite de cette réunion, le voisin leur a proposé soit de supprimer des empiétements allégués, soit d’acquérir leurs parcelles respectives. Par acte du 31 mai 2017, il les a assignés devant le tribunal judiciaire pour leur enjoindre de mettre fin aux empiétements sur sa propriété. Une expertise a été ordonnée, complétée par un second rapport. Par jugement du 28 décembre 2021, le tribunal a fait droit aux demandes du voisin, homologué l’expertise et condamné les défendeurs à procéder à l’enlèvement des empiétements sous astreinte. Ces derniers ont interjeté appel, sollicitant l’infirmation du jugement et la fixation de la limite divisoire conformément au procès-verbal de bornage du 6 septembre 1999. Ils invoquaient également la prescription acquisitive et demandaient la condamnation du voisin à réaliser un fossé pour recueillir les eaux pluviales.

La question posée à la cour était de déterminer si le procès-verbal de bornage amiable antérieurement établi devait s’imposer aux parties et au juge, nonobstant les conclusions contradictoires de l’expertise judiciaire.

La cour d’appel de Bordeaux réforme le jugement. Elle relève que la décision de première instance comporte « une contradiction majeure » la rendant « inapplicable ». Elle rappelle que le procès-verbal de bornage du 6 septembre 1999, ayant reçu le consentement des parties, « doit être respecté comme valant titre et s’imposant à tous, y compris au juge ». Elle constate que l’expert a commis « une erreur » en se référant à une ligne différente dans ses conclusions. La limite entre les propriétés est fixée selon le procès-verbal de 1999.

Cet arrêt présente un double intérêt. Il rappelle la force probante du bornage amiable régulièrement établi (I) et illustre les exigences de cohérence pesant sur les décisions juridictionnelles (II).

I. La force probante du bornage amiable régulièrement établi

Le bornage amiable constitue un acte contractuel dont la cour rappelle l’autorité à l’égard des parties (A) tout en écartant les éléments de preuve irrégulièrement établis (B).

A. L’autorité contractuelle du procès-verbal de bornage

La cour d’appel de Bordeaux affirme que le procès-verbal de bornage du 6 septembre 1999 « doit être respecté comme valant titre et s’imposant à tous, y compris au juge ». Cette formulation traduit la nature contractuelle du bornage amiable. Lorsque les propriétaires voisins s’accordent sur la délimitation de leurs fonds et matérialisent cet accord par un procès-verbal signé, ils concluent un contrat au sens de l’article 1101 du code civil. Cet accord produit entre eux l’effet obligatoire prévu par l’article 1103. Le juge ne saurait substituer sa propre appréciation à la volonté clairement exprimée des parties.

La référence au « consentement des parties à l’acte » souligne l’importance de la régularité formelle du bornage amiable. Ce consentement constitue l’élément déterminant qui distingue le bornage contractuel valide du simple document unilatéral dépourvu de force probante. L’arrêt précise que ce procès-verbal « condamne l’établissement d’un nouveau procès-verbal ». Le bornage amiable régulièrement établi fait obstacle à toute remise en cause ultérieure de la limite divisoire. Cette solution protège la sécurité juridique des relations de voisinage. Elle évite que des contestations tardives ne viennent remettre en cause des situations foncières établies depuis plusieurs décennies.

B. L’exclusion des documents irréguliers

La cour approuve l’expert judiciaire d’avoir « écarté des débats le document intitulé procès-verbal de bornage du 4 mai 2016 ». Plusieurs motifs justifiaient cette éviction. D’abord, « les règles du contradictoire n’avaient pas été respectées pour parvenir à son élaboration ». Le contradictoire constitue un principe directeur du procès mais s’applique également aux opérations préparatoires fondant les prétentions des parties. Un document établi sans que toutes les parties concernées aient pu faire valoir leurs observations ne saurait leur être opposé.

Ensuite, les propriétaires « contestaient avoir signé ce document ». L’absence de signature des parties à l’acte prive le document de toute valeur contractuelle. Un bornage amiable suppose par définition l’accord des propriétaires voisins. La cour relève également que le document « comportait des éléments manifestement faux comme la boussole d’orientation inexactement positionnée ». Ces erreurs matérielles révèlent le défaut de sérieux de l’opération. Enfin, « le géomètre-expert qui en aurait été l’auteur ne l’avait pas signé ». Cette absence de signature du professionnel achève de discréditer le document. L’ensemble de ces irrégularités justifiait pleinement son exclusion des débats.

II. Les exigences de cohérence des décisions juridictionnelles

L’arrêt censure les contradictions affectant le jugement de première instance (A) et rappelle les limites de l’office de l’expert judiciaire (B).

A. La censure des contradictions du jugement

La cour constate que le premier juge a « dit qu’il homologuait le rapport d’expertise qui préconisait de retenir une ligne A-G-C tout en précisant qu’il s’agissait de celle figurant en rouge sur le plan des lieux ». Elle relève que « cette ligne rouge correspondait au contraire à une ligne A’ G’ C’ ». Le dispositif du jugement ordonnait ainsi de retenir une limite tout en renvoyant à un tracé différent. Cette incohérence rendait la décision inexécutable. Comment les parties auraient-elles pu déterminer quelle limite respecter ?

La cour qualifie cette situation de « contradiction majeure » rendant le « jugement déféré inapplicable ». Cette formulation traduit une exigence fondamentale du procès équitable. Une décision de justice doit permettre aux parties de connaître précisément l’étendue de leurs obligations. Un jugement intrinsèquement contradictoire ne remplit pas cette fonction. La cour relève en outre une erreur dans la référence au rapport d’expertise. Le jugement mentionnait le rapport du 29 septembre 2018 alors que « le dernier rapport d’expertise déposé n’était pas celui du 29 septembre 2018 mais celui du 10 février 2021 ». Cette confusion supplémentaire accentuait l’inintelligibilité de la décision.

B. Les limites de l’office de l’expert judiciaire

La cour observe que l’expert judiciaire « a commis une erreur dans la conclusion de son rapport en faisant principalement référence à une ligne A’G’C’, ce qui correspondait à un nouveau bornage qui est prohibé ». Cette remarque éclaire les limites de l’office de l’expert. Si celui-ci avait « justement proposé le 16 mars 2021 de s’en tenir au procès-verbal de bornage [antérieur] », il ne pouvait dans le même temps préconiser une ligne différente. L’expert ne dispose d’aucun pouvoir de modifier les limites résultant d’un bornage amiable régulier.

L’existence d’un tel bornage prive en effet le juge lui-même du pouvoir d’en ordonner un nouveau. La cour rappelle qu’un « nouveau bornage est prohibé » lorsqu’un procès-verbal antérieur a reçu le consentement des parties. L’expert, qui n’est qu’un technicien chargé d’éclairer le juge, ne saurait disposer de pouvoirs supérieurs à celui-ci. Cette solution préserve la sécurité des situations foncières. Elle garantit que les propriétaires ayant régulièrement consenti à un bornage ne seront pas contraints d’accepter une nouvelle délimitation sous couvert d’expertise judiciaire. La cour tire les conséquences de ces principes en fixant la limite divisoire conformément au procès-verbal de 1999 et en condamnant le demandeur initial aux dépens.

Source : Cour de cassation – Base Open Data « Judilibre » & « Légifrance ».

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