Cour d’appel de Nouméa, le 4 août 2025, n°24/00133

La question de la formation du contrat de bail commercial et de la distinction entre pourparlers et engagement définitif constitue un contentieux récurrent devant les juridictions civiles. La cour d’appel de Nouméa, dans un arrêt du 4 août 2025, apporte une illustration éclairante de cette problématique en confirmant le jugement du tribunal de première instance de Nouméa du 8 avril 2024.

Une société civile immobilière, propriétaire d’un local commercial, avait engagé des discussions avec une société à responsabilité limitée souhaitant y exploiter un commerce de chaussures. Un document fut signé par les parties le 16 juin 2021, détaillant les conditions envisagées pour la location. La bailleresse réalisa ensuite des travaux d’aménagement. La preneuse potentielle ne prit jamais possession des lieux et ne versa aucun loyer.

La bailleresse assigna la société locataire devant le tribunal de première instance de Nouméa aux fins de voir reconnaître l’existence d’un bail commercial et d’en obtenir la résolution judiciaire aux torts exclusifs de la défenderesse, outre diverses condamnations financières. Le tribunal débouta la demanderesse de l’ensemble de ses prétentions, estimant que le document signé ne constituait pas un bail mais la simple formalisation de pourparlers.

La bailleresse interjeta appel de cette décision. Elle soutenait à titre principal que l’acte du 16 juin 2021 constituait une offre de bail ferme acceptée par la locataire, et à titre subsidiaire que la rupture des pourparlers présentait un caractère abusif justifiant réparation.

La cour d’appel de Nouméa devait déterminer si le document signé par les parties le 16 juin 2021 caractérisait la formation d’un contrat de bail commercial ou s’il ne constituait qu’une étape dans des négociations précontractuelles. Elle devait également, dans cette seconde hypothèse, apprécier si la rupture des pourparlers présentait un caractère fautif.

La cour confirme le jugement entrepris en toutes ses dispositions. Elle retient que « des éléments de langage intrinsèques à ce document suffisent à écarter l’existence d’un engagement ferme, comme l’emploi du conditionnel, dans l’introduction du propos, ou encore la dernière phrase de la proposition de laquelle il ressort que le bailleur exigeait la signature du document pour réserver le local jusqu’à la rédaction de bail et la levée des deux réserves ». Elle écarte également la demande subsidiaire fondée sur la rupture abusive des pourparlers, considérant que dans le contexte économique de l’époque et au regard des points de désaccord subsistants, la décision de ne pas poursuivre le projet « ne paraît ni soudaine ni brutale ».

L’arrêt commenté présente un double intérêt. Il illustre d’abord les critères permettant de distinguer l’accord de principe de l’engagement contractuel définitif (I). Il précise ensuite les conditions dans lesquelles la rupture des pourparlers peut être qualifiée d’abusive (II).

I. La qualification du document précontractuel : la distinction entre pourparlers et contrat formé

La cour procède à une analyse méthodique du document litigieux pour en déterminer la nature juridique (A), avant de confirmer cette qualification par l’examen du comportement ultérieur des parties (B).

A. L’analyse intrinsèque du document : les indices textuels de l’absence d’engagement définitif

La cour d’appel de Nouméa fonde son analyse sur une lecture attentive du document signé le 16 juin 2021. Elle relève plusieurs éléments textuels qui excluent la qualification de contrat de bail.

L’emploi du conditionnel retient d’abord l’attention des magistrats. La formule « nous serions en mesure de vous proposer ce local » manifeste une intention qui demeure à l’état de projet. Le conditionnel exprime une éventualité, non une volonté actuelle et définitive de contracter. Cette modalité verbale traduit le caractère encore hypothétique de l’engagement envisagé.

La conclusion du document renforce cette interprétation. La bailleresse y précise que la signature du document avait pour objet de « bloquer ce local jusqu’à la rédaction du bail et la levée des deux réserves précédemment énoncées, soit jusqu’au plus tard le mercredi 7 juillet 2021 ». Cette formulation établit sans ambiguïté que le bail restait à rédiger et que des conditions suspensives devaient être levées. Le document litigieux ne constituait qu’une étape préliminaire dans un processus devant aboutir ultérieurement à la conclusion du contrat définitif.

Les réserves mentionnées concernaient la réfection des vitrines en façade, subordonnée à l’autorisation de la commune, et le retrait des poteaux porteurs, soumis à l’accord du bureau d’études. La cour refuse d’admettre que la référence à deux réserves procéderait d’une erreur matérielle. Ces conditions non encore réalisées au jour de la signature empêchaient la formation d’un engagement définitif.

L’article 1315 du code civil, invoqué par la cour, impose à celui qui réclame l’exécution d’une obligation d’en rapporter la preuve. La bailleresse ne démontrait pas que les parties avaient entendu se lier définitivement par le document du 16 juin 2021. Les éléments intrinsèques à cet acte établissaient au contraire la volonté de poursuivre des négociations dont l’issue demeurait incertaine.

B. L’analyse extrinsèque : le comportement des parties postérieur à la signature

La cour ne limite pas son examen au seul document litigieux. Elle apprécie également les éléments extérieurs à cet acte pour confirmer sa qualification.

Les échanges postérieurs au 16 juin 2021 révèlent la persistance de désaccords entre les parties. La cour relève que « les travaux promis n’étaient toujours pas réalisés à la date butoir du 1er septembre 2021 ». Cette date correspondait à celle prévue pour la prise d’effet du bail envisagé. Le retard dans l’exécution des travaux promis par la bailleresse témoigne de l’inachèvement du processus de négociation.

Les discussions se poursuivirent jusqu’au 14 septembre 2021, portant notamment sur « les compensations dues au preneur dans l’hypothèse de travaux décidés par le bailleur ayant pour effet d’entraîner la fermeture temporaire des locaux ». Ce point de désaccord présentait une importance particulière au regard de l’état de l’immeuble. La négociation sur cette question démontre que l’accord n’était pas cristallisé sur l’ensemble des éléments du contrat.

L’implication de la locataire potentielle dans le suivi des travaux ne suffit pas à caractériser l’existence d’un bail. La cour admet que cette société « s’est personnellement impliquée dans la réalisation ou le pilotage de certains travaux d’aménagement ou de restructuration du local ». Cette circonstance s’explique par l’avancement des pourparlers et l’intérêt commun des parties à la bonne exécution des travaux préalables. Elle ne traduit pas l’exécution d’obligations contractuelles nées d’un bail déjà formé.

La méthode retenue par la cour s’inscrit dans la jurisprudence classique relative à la formation des contrats. Le juge doit rechercher la commune intention des parties sans s’arrêter au sens littéral des termes employés. L’examen combiné du document et du comportement ultérieur des parties permet de déterminer si celles-ci avaient la volonté de s’engager définitivement ou si elles entendaient poursuivre leurs négociations.

II. Le régime de la rupture des pourparlers : l’appréciation du caractère abusif

Après avoir écarté l’existence d’un contrat formé, la cour examine la demande subsidiaire fondée sur la rupture abusive des pourparlers. Elle rappelle les conditions de mise en œuvre de cette responsabilité (A) avant de procéder à leur application circonstanciée (B).

A. Le principe de liberté de rupture et ses limites

La cour énonce le cadre juridique applicable à la rupture des pourparlers. Elle rappelle que « le principe de la liberté contractuelle implique la possibilité pour chaque partie de mettre un terme aux négociations lorsqu’elle refuse les conditions contractuelles attendues par son partenaire ».

Cette liberté de rompre les négociations constitue un corollaire de la liberté contractuelle. Nul ne peut être contraint de conclure un contrat qu’il ne souhaite pas. Le refus de poursuivre des pourparlers ne constitue pas en soi une faute. Les parties conservent jusqu’à la formation définitive du contrat la faculté de se retirer des négociations.

La cour précise toutefois les limites de cette liberté. La responsabilité civile de celui qui rompt les pourparlers peut être engagée « si cette rupture est abusive ». L’abus suppose la réunion de trois conditions : une faute, un préjudice et un lien de causalité entre eux. La charge de la preuve incombe à celui qui se prétend victime de la rupture abusive.

La faute dans la rupture des pourparlers peut résulter de diverses circonstances. La jurisprudence retient notamment la brutalité de la rupture, son caractère tardif après avoir laissé croire à la conclusion imminente du contrat, ou la mauvaise foi du négociateur qui n’avait jamais eu l’intention de contracter. Le juge apprécie le comportement des parties au regard des circonstances de l’espèce.

Le préjudice réparable en cas de rupture abusive des pourparlers fait l’objet d’une délimitation stricte. La victime ne peut obtenir l’indemnisation des avantages qu’elle aurait retirés du contrat non conclu. Seules les dépenses engagées en pure perte à l’occasion des négociations et la perte de chance de conclure avec un tiers peuvent être indemnisées. Cette limitation traduit le caractère encore hypothétique du contrat au stade des pourparlers.

B. L’absence de faute caractérisée dans les circonstances de l’espèce

La cour procède à l’examen des circonstances dans lesquelles la locataire potentielle a mis fin aux négociations. Elle conclut à l’absence de faute.

Le contexte économique constitue un premier élément d’appréciation. La cour mentionne « un contexte économique particulièrement préoccupant, au regard des mesures restrictives décidées le 06 septembre 2021, par les autorités publiques pour contenir l’évolution de la pandémie au Covid 19 ». Ces circonstances exceptionnelles justifiaient une prudence accrue de la part d’un opérateur économique envisageant l’ouverture d’un nouveau point de vente.

L’inachèvement des négociations constitue un second élément déterminant. La cour relève qu’« aucune date précise, même lointaine n’était encore arrêtée pour la signature du bail ». Les travaux promis par la bailleresse pour le 1er septembre 2021 n’étaient pas achevés à cette date. Un désaccord persistait sur les compensations dues en cas de fermeture temporaire du local pour travaux. Ces éléments établissent que le projet était encore loin de sa concrétisation.

La cour en déduit que la décision prise le 28 septembre 2021 de ne pas poursuivre le projet « ne paraît ni soudaine ni brutale ». Cette appréciation repose sur l’état d’avancement réel des négociations. La rupture intervenue après plusieurs mois de discussions infructueuses, dans un contexte sanitaire et économique dégradé, et alors que des points essentiels restaient en suspens, ne présente pas le caractère abusif requis pour engager la responsabilité de son auteur.

La cour rejette en conséquence la demande d’indemnisation des travaux engagés par la bailleresse. Celle-ci avait pris le risque de réaliser ces travaux alors que le bail n’était pas encore conclu. En l’absence de faute imputable à la locataire potentielle, cette dernière « ne saurait être tenue de supporter les frais engagés par la sci en vue de la mise à disposition du local ».

Cette solution s’inscrit dans une appréciation réaliste des relations d’affaires. Les négociations précontractuelles impliquent des risques pour chaque partie. Celui qui engage des dépenses avant la conclusion définitive du contrat accepte le risque de les perdre si les pourparlers n’aboutissent pas. Seule une faute caractérisée de l’autre partie peut justifier le transfert de ce risque.

Source : Cour de cassation – Base Open Data « Judilibre » & « Légifrance ».

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